a Ferney 2 février 1770
Madame,
Votre majesté daigne m'apprendre que les hospodars de Valachie et de Moldavie ne feront pas leur carnaval à Venise, mais votre majesté ne pourrait elle pas les faire souper avec quelque amiral de Tunis et d'Alger?
On dit que ces animaux d'Afrique se sont approchés un peu trop près de quelques uns de vos vaisseaux et que vos canons les ont mis fort en désordre. Voilà un bon augure. Voilà votre majesté victorieuse sur les mers comme sur la terre, et sur des mers que vos flottes n'avaient jamais vues.
Non je ne veux plus douter d'une entière révolution. Les sultanes turques ne résisteront pas plus que les algériens. Pour les sultanes du sérail de Moustapha elles appartiennent de droit aux vainqueurs.
On m'assure que votre majesté très impériale est à présent maîtresse de la mer Noire, que mr de Totleben fait des merveilles avec les Mingreliennes et les Circassiennes, que vous triomphez partout. Je suis plus heureux que vous ne pensez, madame, car bien que je ne sois ni sorcier, ni prophète, j'avais soutenu violemment qu'une partie de ces grands événements arriverait, non pas tous. Je ne prévoyais pas qu'une flotte partirait de la Neva pour aller vers la mer de Marmora.
Cette entreprise vaux mieux que les chars de Cirus, et surtout que ceux de Salomon qui ne lui servirent à rien. Mes chars, madame, baissent pavillon devant vos vaisseaux.
Mais en faisant la guerre d'un pôle à l'autre, votre majesté n'aurait elle pas besoin de quelques officiers? Le roi de Sardaigne vient de réformer un régiment huguenot qui le sert lui et son père depuis 1689. La religion l'a emporté sur la reconnaissance. Peut-être quelques officiers, quelques sergents de ce régiment ambitionneraient la gloire de servir sous vos drapeaux. Ils pourraient servir à discipliner des Montenegrins si vos belliqueuses troupes ne voulaient pas d'étrangers. Je connais un de ces officiers, jeune, brave et sage, qui aimerait mieux se battre pour vous que pour le grand Turc et ses amis, s'il en a. Mais, madame, je ne dois qu'admirer et me taire.
Daignez agréer la joie excessive, la reconnaissance sans bornes, le profond respect du vieil ermite des Alpes.
V.
Votre majesté impériale a trop de justice pour ne pas gronder mr le chambellan comte de Schouvaloff qui n'a point répondu à mes lettres d'enthousiaste.