1770-04-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Mon entousiasme a redoublé par la Lettre du 1er Mars dont Vôtre Majesté Impériale a daigné m'honorer.
Il n'y a point de prêtre grec qui soit plus enchanté de vôtre supériorité continuelle sur les circomcis que moi misérable batisé dans l'Eglise Romaine. Je me crois né dans les anciens tems héroïques, quand je vois une de vos armées au delà du Caucase, les autres sur les bords du Danube, et vos flottes dans la mer Egée. Je plains fort le hospodar de la Moldavie. Ce pauvre Gête n'a pas jouï longtems de l'honneur de voir Thomiris. Pour le hospodar de la Valachie, puis qu'il a de l'esprit il restera à vôtre cour.

Il ne reste plus d'autre ressource à vos ennemis que de mentir.

Les gazetiers ressemblent à Mr De Pourceaugnac qui disait, Il m'a donné un souflet, mais je lui ai bien dit son fait.

Je m'imagine très sérieusement que la grande armée de Vôtre Majesté Impériale sera dans les plaines d'Andrinople au mois de Juin. Je vous suplie de me pardonner si j'ose insister encor sur les chars de Thomiris. Ceux qu'on met à vos pieds sont d'une fabrique toute différente de ceux de l'antiquité. Je ne suis point du mêtier des homicides; mais hier deux excellents meurtriers allemands m'assurèrent que l'éffet de ces chars était immanquable dans une première bataille, et qu'il serait impossible à un bataillon ou à un Escadron de résister à l'impétuosité et à la nouveauté d'une telle attaque. Les Romains se moquaient des chars de guerre, et ils avaient raison. Ce n'est plus qu'une mauvaise plaisanterie quand on y est accoutumé. Mais la première vue doit certainement éffraier, et mettre tout en désordre. Je ne sais d'ailleurs rien de moins dispendieux, et de plus aisé à manier. Un éssai de cette machine avec trois ou quatre escadrons seulement peut faire beaucoup de bien, et ne faire aucun mal.

Il y a très grande aparence que je me trompe puisqu'on n'est pas de mon avis à vôtre cour; mais je demande une seule raison contre cette invention. Pour moi j'avoue que je n'en vois aucune.

Daignez encor faire éxaminer la chose. Je ne parle qu'après les officiers les plus expérimentés. Ils disent qu'il n'y a que les chevaux de frise qui puissent rendre cette manœuvre inutile, car pour le canon le risque est égal des deux côtés; et après tout, on ne hazarde de perdre par escadron que deux charettes, quatre chevaux et quatre hommes.

Encor une fois, je ne suis point meurtrier, mais je crois que je le deviendrais pour vous servir.

Il y a quinze jours que les officiers du Régiment de Montfort que j'avais engagés à servir Vôtre Majesté Impériale, ont pris parti. Les uns sont rentrés au Service savoyard; les autres sont allés en France; il y en a un qui a l'honneur d'être Capitaine dans l'armée de Genêve consistant en six cent hommes. Genêve est actuellement le théâtre de la plus cruelle guerre en deçà du Rhin. Il y a eu même quatre personnes assassinées par derrière dans l'église militante de Calvin. Je m'imagine que d'oresnavant l'Eglise grecque en usera ainsi, et qu'elle ne verra plus que le dos des Musulmans. En ce cas les chars ne seront bons qu'à courir après eux.

Je me mets aux pieds de Vôtre Majesté comme le hospodar de Valachie, et j'envie sa destinée.

Que vôtre Majesté Impériale daigne toujours agréer le profond respect, la reconnaissance et l'admiration du vieil hermite de Ferney

V.

J'ai reçu une belle Lettre de M: le Comte De Shouvalof vôtre chambellan; mais il ne me dit point le jour où vôtre Cour sera dans Stamboul.