1770-09-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Nous savions par Venise et par Marseille la nouvelle de vos deux victoires navales, remportées à Napoli de Romanie et à Scio.
Je reçois dans l'instant aux acclamations de cent mille bouches le détail que Vôtre Majesté Impériale daigne me faire de la victoire de Mr le maréchal de Romanzof sur ce vizir Alibeg, et sur tant de Bachas suivis de cent cinquante mille hommes.

Si je meurs des maladies qui m'accablent je mourrai à demi content puisque Moustapha est à demi détrôné. Je lui sais bon gré de consulter à la fois des prophêtes et des fous. Ces gens là ont été de tout tems de la même espèce, la seule différence est que les prophêtes ont été des fous plus dangereux. Les rigides musulmans en admettent quatre cent quarante mille, en comptant tous les héros de l'ancien testament. Celà ferait une armée beaucoup plus forte que celle d'Ali Beg, ou Ali-bey.

Je vois plus que jamais que les chars de Cirus sont fort inutiles à vos troupes victorieuses. Si elles rencontrent Hali-Bey une seconde fois elles le battront infailliblement; mais il faut traverser le Danube en présence d'une armée qui est encor très nombreuse; il n'y a rien que je ne croie Mr le Comte de Romanzof capable de faire, mais osera t-on tenter ce passage, après lequel il faudrait absolument ou prendre Constantinople ou n'avoir point de retraitte? Je lève les mains au ciel, je fais des vœux, et je me tais.

Ceux qui souhaittaient des revers à Vôtre Majesté Impériale seront bien confondus, et pourquoi lui souhaitter des disgrâces dans le temps qu'elle venge l'Europe? Ce sont aparemment des gens qui ne veulent pas qu'on parle grec, car si vous étiez souveraine de Constantinople Vôtre Majesté établirait bien vîte une belle académie grecque. On vous ferait une Catheriniade, les Zeuxis et les Phidias couvriraient la terre de vos images, la chute de L'Empire ottoman serait célébrée en grec, Athênes serait une de vos Capitales, la langue grecque deviendrait la langue universelle, tous les négociants de la mer Egée demanderaient des passeports grecs à Vôtre Majesté.

Je n'aime point les Vénitiens qui attendent si tard à se faire grecs. Je suis un peu fâché contre cet Ali d'Egypte qui ne remue pas plus qu'une Momie; mais enfin, je n'ai point à me plaindre. Deux victoires sur mer et deux victoires sur terre sont des faveurs bien honnêtes dont je remercie Vôtre Majesté Impériale du fond de mon cœur. Je chante des Te Deum dans mon lit, et un Deprofundis pour Moustapha.

Que Vôtre Majesté Impériale soit toujours aussi heureuse qu'elle mérite de l'être, et qu'elle daigne agréer le profond respect, la joye et l'attachement inviolable du vieil hermite des Alpes.