1773-08-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Que Vôtre Majesté Impériale me laisse d’abord baiser vôtre Lettre de Péterhof du 30 juin de vôtre chronologie grecque qui n’est pas meilleure que la nôtre.
Mais de quelque manière que nous suputions les temps vous comptez vos jours par des victoires. Vous savez combien elles me sont chères. Il me semble que c’est moi qui ai passé le Danube. Je monte à cheval dans mes rêves, et je vais le grand galop à Andrinople. Je ne cesserai de vous dire qu’il me paraît bien étonnant, bien inconséquent, bien triste, bien mal de toute façon, que vos amis L’Impératrice Reine, et L’Empereur des Romains et le héros du Brandebourg, ne fassent pas le voiage de Constantinople avec vous. Ce serait un amusement de trois ou quatre mois tout au plus, après quoi vous vous arrangeriez ensemble, comme vous vous êtes arrangés en Pologne.

Je demande bien pardon à Vôtre Majesté mais cette partie de plaisir sur la Propontide me paraît si naturelle, si facile, si agréable, si convenable que je suis toujours stupéfait que les trois puissances aient manqué une si belle fête. Vous me direz madame que je pourai jouir de cette satisfaction avec le temps, mais permettez moy de vous représenter que je suis très pressé, que je n’ai que deux jours à vivre, et que je veux absolument voir cette avanture avant de mourir. L’auguste Catherine ne peut elle pas dire amicalement à l’auguste Marie Thérèse, ‘Ma chère Marie songez donc que les Turcs sont venus deux fois assiéger Vienne, songez que vous laissez passer la plus belle occasion qui se soit présentée depuis Ortogul ou Ortogrul, et que si on laisse respirer les ennemis du saint nom chrétien et de tous les beaux arts, ces maudits Turcs deviendront peutêtre plus formidables que jamais? Le chevalier De Tott qui a beaucoup de génie, quoi qu’il ne soit point ingénieur, fortifiera toutes leurs places sur la mer Egée et sur le pont Euxin, quoique Moustapha et son grand visir ignorent que ces deux petites mers se soient jamais appellées Pont Euxin et mer Egée. Les janissaires et les Lévanti se disciplineront. Voilà notre ami Alibey mort, Moustapha va être maître absolu de ce beau pays de l’Egipte qui adorait autrefois des chats et qui ne connaît point st Jean Neopomucene.

Profitons d’un moment favorable qui reste encore, Russes, Autrichiens, Prussiens, fondons sur ces ennemis de l’église grecque et latine. Nous acorderons au Roy de Prusse qui ne se soucie d’aucune église une ou deux provinces de plus et allons souper à Constantinople’.

Certainement l’auguste Catherine fera un discours plus éloquent et plus pathétique, mais y a t-il rien de plus raisonable et de plus plausible? Cela ne vaut il pas mieux que mes chars de Cirus? Hélas, l’idée de cette croisade ne réussira pas mieux que celle de mes chars! Vous ferez la paix madame après avoir bien battu les Turcs. Vous aurez quelques avantages de plus, mais les Turcs continueront d’enfermer les femmes et d’être les amis des Welches tout galants que sont ces Welches

Je ne suis donc qu’à moitié satisfait.

Mais ce n’est pas à moitié que je suis l’adorateur de votre majesté impériale, c’est avec la fureur de l’enthousiasme, qu’elle pardonne ma rage à mon profond respect.

le vieux malade de Ferney