1769-05-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

La Lettre dont vôtre majesté Impériale m'honore en date du 15 avril m'a fait plus de bien que le mois de may.
Le beau temps ranime un peu les vieillards, mais vos succez me donnent des forces. Vous daignez me dire que vous sentez que je vous suis attaché; ouï, Madame, je le suis, et je dois l'être indépendamment de toutes vos bontés. Il faudrait être bien insensible pour n'être pas touché de tout ce que vous faittes de grand et d'utile. Je ne crois pas qu'il y ait dans vos états un seul homme qui s'intéresse plus que moi à l'accomplissement de tous vos desseins.

Permettez moi de vous dire sans trop d'audace qu'aiant pensé comme vous sur toutes les choses qui ont signalé vôtre règne je les ai regardées comme des évênements qui me devenaient en quelque façon personels. Les Colonies, les arts de toute espèce, les bonnes loix, la Tolérance sont mes passions, et celà est si vrai qu'aiant dans mon obscurité et dans mon hameau quadruplé le petit nombre des habitans, bâti leurs maisons, civilisé des sauvages, et prêché la tolérance, j'ai été sur le point d'être très violemment persécuté par des prêtres. Le suplice abominable du chevalier de La Barre dont Vôtre Majesté Impériale a sans doute entendu parler, et dont elle a frémi, me fit tant d'horreur, que je fus alors sur le point de quitter la France, et de retourner auprès du Roi de Prusse. Mais aujourdui c'est dans un plus grand empire que je voudrais finir mes jours.

Que vôtre majesté juge donc combien je fus affligé quand je vis les Turcs vous forcer à suspendre vos grandes entreprises pacifiques pour une guerre qui après tout ne peut être que très dispendieuse, et qui prendra une partie de vôtre génie et de vôtre tems.

Quelques jours avant de recevoir la Lettre dont je remercie bien sensiblement vôtre Majesté, j'écrivis à Mr Le Comte De Shouvalof vôtre chambellan, pour lui demander s'il était vrai qu'Asoph fût entre vos mains. Je me flatte qu'à présent vous êtes aussi maitresse de Taganrok.

Plût à Dieu que Vôtre Majesté eût une flotte formidable sur la mer Noire! Vous ne vous bornerez pas sans doute à une guerre deffensive, j'espère bien que Moustapha sera battu par terre et par mer. Je sais bien que les janissaires passent pour de bons soldats, mais je crois les vôtres supérieurs. Vous avez de bons généraux, de bons officiers, et les Turcs n'en ont point encor. Il leur faut du tems pour en former. Ainsi toutes les aparences font croire que vous serez victorieuse. Vos premiers succez décident déjà de la réputation des armes, et cette réputation fait beaucoup. Vôtre présence ferait encor davantage. Je ne serais point surpris que Vôtre Majesté fît la revue de son armée sur le chemin d'Andrinople. Celà est digne de vous. La Législatrice du nord n'est pas faitte pour les choses ordinaires. Vous avez dans l'esprit un courage qui me fait tout espérer.

J'ai revu l'ancien officier qui proposa les chariots de guerre dans la guerre de 1756. Le Comte d'Argenson, ministre de la guerre, en fit faire un Essai. Mais comme cette invention ne pouvait réussir que dans de vastes plaines telles que celles de Lutzen, on ne s'en servit pas. Il prétend toujours qu'une demi douzaine seulement de ces chars précédant un corps de cavalerie ou d'infanterie pouraient déconcerter les janissaires de Moustapha, à moins qu'ils n'eussent des chevaux de frise devant eux. C'est ce que j'ignore; je ne suis point du métier des meurtriers; je ne suis point homme à projets. Je prie seulement Vôtre Majesté de me pardonner mon zèle. D'ailleurs il est dit, dans un livre qui ne ment jamais que Salomon avait douze mille chars de guerre dans un pays où il n'y eut avant lui que des ânes. Et il est dit encor dans le beau livre des juges qu'Adonai était victorieux dans les montagnes, mais qu'il fut vaincu dans les vallées parce que les habitants avaient des chars de guerre.

Je suis bien loin de désirer une ligue contre le Turc. Les croisades ont été si ridicules qu'il n'y a pas moien d'y revenir; mais j'avoue que si j'étais Vénitien j'opinerais pour envoier une armée en Candie, pendant que Vôtre majesté battrait les Turcs vers Yassi ou ailleurs. Si j'étais un jeune Empereur des Romains la Bosnie et la Servie me verraient bientôt, et je viendrais ensuite vous demander à souper à Sophie ou à Philippopolis de Romanie, après quoi nous partagerions à l'amiable.

Je vous suplierais de permettre que le nonce du Pape en Pologne qui a déchaîné si saintement les Turcs contre la Tolérance, fût du souper; car je suppose qu'il serait vôtre prisonier. Je crois, Madame, que Vôtre Majesté lui en dirait tout doucement de bonnes sur l'horreur et l'infamie d'avoir éxcité une guerre civile pour ravir aux Dissidents les droits de la patrie, et pour les priver d'une liberté que la nature leur donnait, et que vos bienfaits leur avaient rendue. Je ne sais rien de si honteux et de si lâche dans ce siècle. On dit que les jésuites polonais ont eu une grande part aux st Barthelemi continuelles qui désolent ce malheureux païs. Ma seule consolation est d'espérer que ces turpitudes horribles tourneront à vôtre gloire. Ou je me trompe fort, ou vos ennemis ne seront parvenus qu'à faire graver sur vos médailles, Triomphatrice de l'Empire ottoman, et pacificatrice de la Pologne.

Je viens à mon jeune Galatin pour lequel je me jette aux pieds de Vôtre Majesté, en vous fesant les remerciements les plus sincères. Je veux qu'il aprenne le Russe et l'alleman dans vos états, et non pas en Saxe. Je voudrais pouvoir multiplier le nombre de vos sujets. Il a trop d'esprit pour vouloir rien aprendre du fatras des universités allemandes, qui sont encor plus ridicules que les nôtres: des Ecoles dont la première est la théologie, sont les petites maisons de Paris, ou le Bedlam de Londre. Je ne sais pas comment on appelle les petites maisons de Moscou, mais je sais bien qu'il aurait fallu y renfermer tous vos théologiens, si vos loix et vôtre puissance n'avaient fait pénétrer la raison dans les repaires de la démence.

La mère du jeune Galatin m'écrit dans ce moment que son fils qui s'est fait inoculer a eu deux grains de petite vérole dans les yeux. Je ne voudrais pas présenter à votre majesté un borgne. J'attendrai qu'il soit guéri de cet accident qui est assez considérable.

Que votre majesté impériale daigne agréer les sincères remerciements, l'attachement et le profond respect du solitaire de Ferney.