à Ferney 2e 7bre 1769
Madame,
La Lettre dont Vôtre majesté Impériale m'honore, du 14 juillet, a transporté le vieux chevalier de la guerrière et de la Législatrice Tomiris, devant qui l'ancienne Thomiris serait assurément peu de chose.
Il est bien beau de faire fleurir une colonie aussi nombreuse que celle de Saratof malgré les Turcs, les Tartares, la gazette de Cologne et le Courier d'Avignon.
Vos deux bijoux d'Asoph et de Taganrock qui étaient tombés de la couronne de Pierre Le grand seront un des plus beaux ornements de la vôtre, et j'imagine que Moustapha ne dérangera jamais vôtre coëffure.
Tout vieux que je suis je m'intéresse à ces belles Circassiennes qui ont prêté à Votre Majesté serment de fidélité, et qui prêteront sans doute le même serment à leurs amants. Dieu merci Moustapha ne tâtera pas de celles là. Les deux parties qui composent le genre humain doivent être vos obligées.
Il est vrai que Vôtre Majesté a deux grands ennemis, le Pape et le Padicha des Turcs. Constantin ne s'imaginait pas qu'un jour sa ville de Rome apartiendrait à un prêtre, et qu'il bâtissait sa ville de Constantinople pour des Tartares. Mais aussi il ne prévoiait pas qu'il se formerait un jour vers la Moska et la Neva un Empire aussi grand que le sien.
Vôtre vieux chevalier conçoit bien, Madame, qu'il y a dans les confédérés de Pologne quelques fanatiques ensorcelés par des moines. Les croisades étaient bien ridicules; mais qu'un nonce du Pape ait fait entrer le grand Turc dans sa croisade contre vous, celà est digne de la farce italienne. Il y a là un mélange d'horreurs et d'extravagance dont rien n'aproche. Je n'entends rien à la politique, mais je soupçonne pourtant que parmi ces folies il y a des gens qui ont quelques grands desseins. Si vôtre majesté ne voulait que de la gloire on vous en laisserait jouïr, vous l'avez assez méritée, mais il parait qu'on ne veut pas que vôtre puissance égale vôtre renommée, on dit que c'est trop à la fois. On ne peut guères forcer les hommes à l'admiration sans exciter l'envie.
Je vois, Madame, que je ne pourai faire ma cour à Vôtre Majesté cette année, dans les états de Moustapha, le digne allié du pape. Il faut que je remette mon voiage à l'année prochaine. J'aurai à la vérité soixante et dix sept ans, et je n'ai pas la vigueur d'un Turc, mais je ne vois pas ce qui pourait m'empêcher de venir dans les beaux jours saluer l'étoile du nord et maudire le croissant. Nôtre made Geoffrin a bien fait le Voiage de Varsovie, pourquoi n'entreprendrais-je pas celui de Petersbourg au mois d'avril? J'arriverais en juin, je m'en retournerais en septembre, et si je mourais en chemin je ferais mettre sur mon petit tombeau, Cy git l'admirateur de l'auguste Catherine, qui a eu l'honneur de mourir en allant lui présenter son profond respect.
Le jeune Galatin n'est point en état de voiager comme moi; il est très malade, et je crois d'ailleurs qu'il perdra un œil. Pour votre vieux chevalier, Madame, il a encor des yeux qui brûlent de contempler sans lunettes ce qu'il y a de plus râre dans le monde.
Je me mets aux pieds de Vôtre majesté Impériale,
l'Hermite de Ferney