15e May 1771, à Ferney
Madame,
Il faut vous dire d’abord que j’ai eu l’honneur d’avoir dans mon hermitage Madame la Princesse d’Aschkoff. Dès qu’elle est entrée dans le salon elle a reconnu votre portrait en mezzo tinto fait à la navette sur un satin, entouré d’une guirlande de fleurs. Vôtre Majesté Impériale l’a dû recevoir du sr le Salle. C’est un chef d’œuvre des arts que l’on exerce dans la ville de Lyon, et qu’on cultivera bientôt à Petersbourg, ou dans Andrinople, ou dans Stamboul si les choses vont du même train.
Il faut qu’il y ait quelque vertu secrète dans vôtre image, car Je vis les yeux de Madame la princesse d’Aschkoff fort humides en regardant cette étoffe. Elle me parla quatre heures de suitte de Vôtre Majesté Impériale, et je crus qu’elle ne m’avait parlé que quatre minutes.
Je tiens d’elle le sermon de l’archevêque de Twer Platon, prononcé devant le tombeau de Pierre le grand le lendemain que Vôtre Majesté eût reçu la nouvelle de la destruction entière de la flotte turque par la vôtre. Ce discours adressé au fondateur de Petersbourg et de vos flottes est à mon gré un des plus beaux monuments qui soient dans le monde. Je ne crois pas que jamais aucun orateur ait eu un sujet aussi heureux. Le Platon des Grecs n’en traitte point de pareil. Je regarde cette cérémonie auguste comme le plus beau jour de vôtre vie. Je dis de vôtre vie passée, car je compte bien que vous en aurez de plus beaux encor.
Puisque vous avez déjà un Platon à Petersbourg j’espère que Messieurs les Comtes d’Orlof vont former des Miltiades et des Thémistocles en Grece.
J’ai l’honneur, Madame, d’envoier à votre majesté im. la traduction d’un sermon Lithuanien en échange de Vôtre sermon Platonicien. C’est une réponse modeste aux mensonges un peu grossiers et ridicules que les confédérés de Pologne ont fait imprimer à Paris.
C’est un grand bonheur d’avoir des ennemis qui ne savent pas mentir avec esprit. Ces pauvres gens ont dit dans leur manifeste que vos troupes n’osaient regarder les Turcs en face. Ils ont raison, elles n’ont prèsque jamais vue que leur dos.
Je ne sais pas quel sermon les Autrichiens vont prêcher en Hongrie. C’est peut être la paix, c’est peut être une croisade. On nous conte que le sultan Alibey est demeuré court dans un de ses sermons en Syrie, et qu’il a prèsque perdu la parole. Je n’en crois rien. Vous le rendrez plus éloquent que jamais; Moustapha sera prêché à droite et à gauche, il finira par se confesser à l’Evêque Platon, et par avouer qu’il est un gros cochon, qui a gromelé contre mon auguste héroine fort mal à propos. J’ai toujours l’honneur de haïr son croissant autant que j’ai d’attachement, de respect et de reconnaissance pour la brillante étoile du nord.
Le vieil hermite de Ferney