1770-11-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Si Bender est pris l’épée à la main, comme on le dit, j’en rends de très humbles actions de grâce à Vôtre Majesté Impériale, car dans mon lit où je suis malade je n’ai d’autre plaisir que celui de vos victoires, et chacune de vos conquêtes est mon restaurant.

On confirme encor de Marseille qu’Ali Beg est roi de L’Egypte et qu’il s’est emparé d’Aléxandrie où il établit déjà un commerce considérable avec toutes les nations trafiquantes.

Plaise à la vierge Marie à qui Ali Beg ne croit point du tout que tout celà soit èxactement vrai!

Ce qui me fait une peine extrême c’est que vos troupes victorieuses ne sont point encor dans Andrinople. Vôtre Majesté dira que je suis un vieillard bien impètueux, que rien ne peut satisfaire, que vous avez beau pour me faire plaisir battre Moustapha tous les jours, que je ne serai content que lorsque vous serez sur les bords de l’Euphrate. Eh bien, Madame, celà est vrai. La Mesopotamie est un païs admirable, on peut s’y faire transporter en litière, ce qu’on ne peut pas faire à Petersbourg vers le mois de novembre. Monseigneur le prince Henri y est bien! Oui, mais c’est un héros, quoi qu’il ne soit pas un géant. Il est juste qu’il voie l’héroïne du nord, car il est aussi aimable qu’il est grand général.

Aureste, Madame, je supose qu’Ali beg garde l’Egypte en dépôt à Vôtre Majesté impériale, car ma passion veut encor vous donner l’Egypte, afin que Vôtre académie des sciences dont j’ai l’honneur d’être connaisse bien les antiquités de ce païs là, et c’est ce que probablement on ne fera jamais sous un Aly beg.

On dit que la peste est à Constantinople. Il faut que Moustapha ait fait le dénombrement de son peuple; car Dieu d’ordinaire envoie la peste aux rois qui ont voulu savoir leur compte. Il en coûte soixante et dix m. Juifs au bon roi David, et il n’y avait pas grande perte. J’espère que Vôtre Majesté chassera bientôt de Stamboul la peste et les Turcs.

Je me mets aux pieds de Vôtre Majesté Impériale de fond de mon désert et de mon néant avec le plus profond respect, et une passion qui ne fait que croître et embellir.

le vieux malade de Ferney