à Ferney, 20 avril 1773
Madame,
C’est à présent plus que jamais que votre majesté impériale est mon héroïne, et fort au dessus de la majesté.
Comment! au milieu de vos négociations avec Moustapha, au milieu de vos nouveaux préparatifs pour le bien battre, quand la moitié de votre génie doit être vers la Pologne et l’autre vers Bukarest, il vous reste encore un autre génie qui en sait plus que les membres de votre académie des sciences, et qui daigne donner à mon ingénieur les leçons qu’il attendait d’eux! Combien avez vous donc de génies? Ayez la bonté de me faire cette confidence. Je ne vous demande pas de me dire si vous irez assiéger Adrianople, fort aisé à prendre, tandis que les troupes autrichiennes s’empareront de la Servie et de la Bosnie. Ces secrets là ne sont pas plus de ma compétence que le renvoi de nos chevaliers errants.
Je me borne à rire quand je lis dans votre lettre que vous voulez les garder quelque temps dans vos états pour qu’ils enseignent les belles manières dans vos provinces.
Le portail voûté élevé sur la glace et subsistant sur elle depuis quatre ans, me paraît un des miracles de votre règne. Mais c’est aussi un des miracles de votre climat. Je doute fort qu’on pût dans nos cantons élever un monument pareil. Pour la bombe remplie d’eau je pense qu’elle crèverait par une forte gelée tout comme à Petersbourg.
On dit que le thermomètre d’esprit de vin a été de cinquante degrés au dessous de la congélation cette année dans votre résidence, nous péririons nous autres Suisses si jamais le thermomètre descendait chez nous à vingt. Notre plus grand froid est à quinze et seize, et cette année il n’a pas atteint jusqu’à dix.
Je me flatte bien que vos bombes crèveront désormais sur les têtes des Turcs, et que mr le prince Orlof bâtira des arcs de triomphe, non pas sur la glace, mais dans l’Atmeidan de Stamboul. Et c’est alors que vous ferez naître en Grèce des Phidias comme des Miltiades.
Je crois qu’Algaroti se trompe s’il dit que les Grecs inventèrent les arts. Ils en perfectionnèrent quelques uns, et encore assez tard. Voici les propres paroles de Platon au second livre des loix:
‘Si on veut y faire attention, on trouvera en Egypte des ouvrages de peinture et de sculpture, faits depuis dix mille ans, qui ne sont pas moins beaux que ceux d’aujourd’hui, et qui furent exécutés précisément suivant les mêmes règles. Quand je dis mille ans ce n’est pas une façon de parler; c’est dans la vérité la plus exacte’.
Il y avait d’ailleurs un vieux proverbe que les Chaldéens avaient instruit l’Egypte, et que l’Egypte avait enseigné la Grèce.
Les Grecs avaient été civilisés si tard qu’ils furent obligés d’apprendre l’alphabet de Tyr quand les Phéniciens vinrent commercer chez eux et y bâtir des villes. Ces Grecs se servaient auparavant de l’écriture symbolique des Egyptiens.
Une autre preuve de l’esprit peu inventif des Grecs, c’est que leurs premiers philosophes allaient s’instruire dans l’Inde, et que Pythagore même y apprit la géométrie.
C’est ainsi, madame, que des philosophes étrangers viennent déjà prendre des leçons à Petersbourg. Le grand homme qui prépara les voies dans lesquelles vous marchez, et qui fut le précurseur de votre gloire, disait avec grande raison que les arts faisaient le tour du monde, et circulaient comme le sang dans nos veines. Votre majesté impériale paraît aujourd’hui forcée de cultiver l’art de la guerre, mais vous ne négligez point les autres.
Je ne croyais pas il y a un mois habiter encore ce globe que vous étonnez. Je rends grâce à la nature qui a peut-être voulu que je vécusse jusqu’au temps où vous serez établie dans la patrie d’Orphée et de Mars, c’est à dire dans quelques mois. Mais ne me faites pas attendre plus longtemps. Il faut absolument que je parte pour le néant.
Je mourrai en vous conservant le culte que j’ai voué à votre majesté impériale.
Que l’immortelle Catherine daigne toujours agréer mon profond respect, et conserver ses bontés au vieux malade de Ferney.
V.