1770-05-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Les glaces de mon âge me laissent encore quelque feu.
Il s'allume pour votre cause. On est un peu Moustapha à Rome et en France. Je suis Catherin et je mourrai Catherin.

La lettre dont votre majesté impériale daigna m'honorer du 31 mars me comblait de joie, les nouvelles qu'on répand aujourd'hui m'accablent d'affliction. On parle de viscissitudes et je n'en voulais pas. On dit que les Turcs ont repassé le Danube en force et repris la Valachie. Il faudra donc les battre encore. Mais c'était dans les plaines d'Andrianople que je voulais une victoire. Ils envoient dit on une flotte dans la Morée; on ajoute que les Lacédémoniens sont en petit nombre; enfin, on me donne mille inquiétudes. Pour toute réponse je maudis Moustapha, et je prie la sainte vierge de secourir les fidèles. Je suis sûr que vos mesures sont bien prises en Grece, que l'on a donné des armes aux Spartiates, que les Montenégrins se joignent à eux, que la haine contre la tyrannie turque les anime, que vos troupes marchant à leur tête les rendront invincibles.

Pour les Vénitiens ils joueront votre jeu, mais quand vous aurez gagné la partie.

Si l'Egypte a secoué le joug de Moustapha, je ne doute pas que votre majesté n'ait quelque part à cette révolution. Celle qui a pu faire venir des flottes de la Neva dans le Péloponèse aura bien envoyé un habile négociateur dans le pays des pyramides. La mer Noire doit être couverte de vos saïques; ainsi Stamboul peut ne recevoir de vivres ni de l'Egypte, ni de la Grèce, ni du Son Cara Denghis. Vous assaillez ce vaste empire depuis Colchos jusqu'à Memphis.

Voilà mes idées, elles sont moins grandes que ce que votre majesté a fait jusqu'ici. Le revers annoncé de la Valachie m'ôte le sommeil sans m'ôter l'espérance.

Le roman des chars de Cirus me plaît toujours dans un terrain sec comme les plaines d'Andrianople et le voisinage de Stamboul.

Je ne trouve point que les tableaux genevois soient trop chers, je trouve seulement votre majesté impériale généreuse. Mais j'oserais désirer cent capitaines de plus au lieu de cent tableaux. Je voudrais que tout fût employé à vous faire triompher et que vous achevassiez votre code, plus beau que celui de Justinien, dans la ville où il le signa.

Si votre majesté veut me rendre la santé et prolonger ma vie, je la conjure de vouloir bien me faire parvenir quelque bonne nouvelle qui ne plaira pas à frère Ganganelli, mais qui réjouira beaucoup le capucin de Ferney, tout prêt à étrangler les Turcs avec son cordon.

Je redouble mes vœux. Mon âme est aux pieds de votre majesté impériale.

V.