1770-03-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

J'aurais eu l'honneur de remercier plutôt Vôtre Majesté Impériale, si je n'avais pas été cruellement malade.
Je n'ai pas la force de vos sujets, il s'en faut beaucoup. Je me flatte surtout qu'ils auront celle de continuer à bien battre les Turcs.

Vôtre Majesté m'a dit un grand mot, Je ne manque ni d'hommes, ni d'argent. Je m'en aperçois bien puisqu'elle fait acheter des tableaux à Genêve, et qu'elle les paie fort cher. La cour de France ne vous ressemble pas, elle n'a point d'argent, et elle nous prend le nôtre.

La Lettre dont Vôtre Majesté a daigné m'honorer m'était bien nécessaire pour confondre tous les bruits qu'on affecte de répandre. Je me donne le plaisir de mortifier les conteurs de manvaises nouvelles.

Le Roi de Prusse vient de m'envoier cinquante vers français fort jolis, mais j'aimerais mieux qu'il vous envoiât cinquante mille hommes pour faire diversion, et que vous tombassiez sur Moustapha avec toutes vos forces réunies. Toutes les gazettes disent que ce gros cochon va se mettre à la tête de trois cent mille hommes; mais je crois qu'il faut bien rabattre de ce calcul. Trois cent milles combattans avec tout ce qui suit pour le service et la nourriture d'une armée, monteraient à près de cinq cent mille. Celà est bon du tems de Cirus et de Tomiris, et lorsque Salomon avait quarante mille chars de guerre avec deux ou trois milliards de Roubles en argent comptant, sans parler de ses flottes d'Ophir.

Voicy le tems où les flottes de vôtre majesté qui sont un peu plus réelles que celles de Salomon vont se signaler. La terre et les mers vont retentir ce printems de nouvelles vraies et fausses. J'ose suplier Vôtre Majesté Impériale de daigner ordonner qu'on m'envoie les véritables. Ecrire un code de loix d'une main et battre Moustapha de l'autre est une chose si neuve et si belle que vous excusez sans doute, Madame, mon extrême curiosité.

J'ai encor une autre grâce à vous demander, c'est de vouloir bien vous dépêcher d'achever ces deux grands ouvrages, àfin que j'aie le plaisir d'en parler à Pierre le grand à qui je ferai bientôt ma cours dans l'autre monde.

J'espère lui parler aussi d'un jeune prince Galitzin qui me fait l'honneur de coucher ce soir dans ma chaumière de Ferney. Je suis toujours enchanté de l'extrême politesse de vos sujets. Ils ont autant d'agrément dans l'esprit que de valeur dans le cœur. On n'était pas si poli du tems de Catherine première. Vous avez aporté dans vôtre Empire toutes les grâces de Madame la princesse vôtre mère, que vous avez embellies.

Vivez heureuse, Madame; achevez tous vos ouvrages; soiez la gloire du siècle et de L'Europe. Je recommande Moustapha à vos braves troupes. Ne pourait il pas aller passer le carnaval de 1771 à Venise avec Candide?

Je reçois une Lettre de Mr Le Comte De Chouvalof vôtre chambellan qui me fait voir qu'il a reçu les miennes, et que la pétaudière polonaise ne les a pas arrêtées.

Que Vôtre Majesté Impériale daigne toujours agréer, mon profond respect, mon admiration et mon entousiasme pour elle.

V.