1771-05-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Je me ferai donc porter en litière à Tangarok puisque le climat est si doux.
Mais je crois que l’air de votre cour serait beaucoup plus sain pour moi; j’aurais le plaisir de ne mourir ni à la grecque ni à la romaine. Votre majesté impériale permet que chacun s’embarque pour l’autre monde selon sa fantaisie, on ne me proposera point de billet de confession.

Mais je n’irais point à Nipchou, ce n’est pas là qu’on rencontre des Chinois de bonne compagnie; ils sont tous occupé dans Pekin à transcrire les vers du roi de la Chine en trente-deux caractères.

Je soupçonne vos chers voisins orientaux d’être fort peu instruits, très vains et un peu fripons; mais vos autres voisins les Turcs sont plus ignorants et plus vains. On les dit moins fripons parce qu’ils sont plus riches.

Je crois que vos troupes battraient plus aisément encore les suivants de Confucius que ceux de Mahomet.

Je mets à vos pieds le quatrième et cinquième tome des questions sur l’encyclopédie. Je ne puis m’empêcher d’y parler de temps en temps de mon gros Moustapha; et tandis que vos braves troupes prennent des villes et chassent les janissaires, je prends la liberté de donner quelques croquignoles à leur maître, en me couvrant de votre égide.

Je suis persuadé que le grand poète Kien-long n’aurait pas violé le droit des gens dans la personne de votre ministre. On dit que le grand sultan le tient toujours prisonnier comme s’il l’avait pris à la guerre. J’espère qu’il sera délivré à la première bataille.

Mon étonnement est toujours que les princes et les républiques de la religion de Christ, souffrent tranquillement les affronts que leurs ambassadeurs essuient à la Porte ottomane, eux qui sont souvent si pointilleux sur ce qu’on appelle le point d’honneur.

Je fais toujours des vœux pour Ali-Bey; mais je ne sais pas plus de nouvelles de l’Egypte que n’en savaient les Hébreux qui en ont raconté tant de merveilleuses choses.

Comme on allait faire le petit paquet des questions d’un ignorant sur l’encyclopédie, mes colons de Ferney qui se regardent comme appartenant à votre majesté impériale, sont arrivés avec deux caisses de leurs montres. Je les ai trouvées si grosses que je n’ai pas osé les faire partir toutes deux à la fois. J’ai mis les questions encyclopédiques dans la caisse qui partira demain matin par les voitures publiques. Je l’ai envoyée au bureau des coches de Suisse avec cette simple adresse:

A sa majesté impériale l’impératrice de Russie.

A ce nom tout doit respecter la caisse, et il n’y a point de confédéré polonais qui ose y toucher.

Votre majesté est trop bonne, trop indulgente, et en vérité trop magnifique, de daigner tant dépenser en bagatelles par pure bienfaisance, lorsqu’elle dépense si prodigieusement en canons, en vaisseaux et en victoires.

Il me semble que si vos Tartares chinois de Nipchou avaient du bon sens ils achèteraient des montres communes qu’ils revendraient ensuite dans tout leur empire avec avantage. Les Génevois ont un comptoir à Kanton et y gagnent considérablement. Ne pourrait on pas en établir un sur votre frontière? Ma colonie fournirait des montres d’argent du prix de douze à treize roubles, des montres d’or qui ne passeraient pas trente à quarante roubles, et elle répondrait d’en fournir pour deux cent mille roubles par an, s’il était nécessaire.

Mais il paraît que les Chinois sont trop soupçonneux et trop soupçonnables pour qu’on entame avec eux un grand commerce qui demande de la générosité et de la franchise.

Quoi qu’il en soit, je ne suis que le canal par lequel passent ces envois et ces propositions.

J’admire autant vôtre grandeur d’âme que je chéris vos succès et vos conquêtes.

Je suis aux pieds de votre majesté impériale avec le plus profond respect, et la plus inviolable reconnaissance.

Je rouvre mon paquet pour dire à V: M: I: que je reçois dans l’instant de Paris un livre in 4. intitulé manifeste de la République confédérée de Pologne du 15e novembre 1769. La date de l’édition est de 1770.

On croirait à la beauté des caractères qu’il vient de l’imprimerie roiale de Paris. Cet ouvrage ne mérite pourtant pas les honneurs du Louvre. Voicy ce que je trouve à la page 5, ‘La Sublime porte nôtre bonne voisine, et fidèle alliée, éxcitée par les traittés qui la lient à la république, et par l’intéret même qui l’attache à la conservation de nos droits a pris les armes en nôtre faveur. Tout nous invite donc à réunir nos forces pour nous oposer à la chute de nôtre sainte religion.’

Ne voilà t-il pas pas une conclusion bien plaisante? Nous avons obtenu à force d’intrigue, que les mahométans fissent insolemment la guerre la plus injuste, donc, nous devons prévenir la chute de la sainte Eglise catholique, dont tout le monde se moque, mais que personne ne veut détruire, dumoins quand-à-présent.

Je pense que c’est un bedaut d’une paroisse de Paris qui a écrit cette apologie. Vôtre Majesté la connait sans doute. Elle a fait beaucoup d’impression sur le ministère de France.

On impute à vos troupes dans cet écrit, page 240 et 241, des cruautés, qui, si elles étaient vraies, seraient capables de soulever tous les esprits.

Ce manifeste se répand dans toute l’Europe. Vôtre Majesté y répondra par des victories, et par des générosités qui rendent la victoire encor plus respectable.