6e juillet 1771, à Ferney
Vôtre Majesté Impériale doit être bien persuadée que mon projet est de passer l'été à Petersbourg avant d'aller jouir des douceurs de l'hiver à Taganrok. Elle daigne me dire dans sa Lettre du 23 May/4 juin que je pourais avoir bien froid pendant huit mois. Mais, Madame, avez vous comme nous cent vingt milles de montagnes de glaces éternelles sur les quelles un aigle et un Vautour n'oseraient voler? Voilà pourtant ce qui forme la frontière de cette belle Italie; voilà ce que Mr le Comte de Schouvaloff a vu, ce que tous vos voiageurs ont vu, et ce qui fait ma perspective vis à vis mes fenêtres. Il est vrai que l'éloignement est assez grand, pour que le froid en soit diminué, et il faut avouer qu'on mange des petits pois peut être un peu plus tard auprès de Petersbourg que dans nos vallées; mais ma passion, Madame, augmente tous les jours tellement, que je commence à croire que vôtre climat est plus beau que celui de Naples.
Je me flatte que V: M: doit avoir reçu actuellement le 4 et le 5e tome du questioneur.
Si je questionais le chevalier de Bouflers, je lui demanderais comment il a été assez folet pour aller chez ces malheureux confédérés qui manquent de tout, et surtout de raison, plutôt que d'aller faire sa cour à celle qui va les mettre à la raison.
Je suplie Vôtre Majesté de le prendre prisonier de guerre; il vous amusera beaucoup. Rien n'est si singulier que lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera des chansons; il vous dessinera, il vous peindra, non pas si bien que mes Colons de Ferney vous ont peinte sur leurs montres, mais il vous barbouillera. Le voilà donc ainsi que Mr Du Tott protecteur de Moustapha et de l'Alcoran. Pour moi, Madame, je suis fidèle à l'église grecque, d'autant plus que vos belles mains tiennent en quelque façon l'encensoir, et qu'on peut vous regarder comme le patriarche de toutes les Russies.
Si Vôtre Majesté Impériale a une correspondance suivie avec Alibeg, ou Ali-bey, j'implore vôtre protection auprès de lui. J'ai une petite grâce à lui demander, c'est de faire rebâtir le temple de Jerusalem, et d'y rappeller tous les Juifs qui lui paieront un gros tribut, et qui feront de lui un très grand seigneur; il faut qu'il ait toute la Sirie jusqu'à Alep, et que depuis Alep jusqu'au Danube tout le reste soit à vous, à moins que vous n'aimiez mieux faire la paix cette année pour redevenir législatrice et donner des fêtes.
Le malheureux manifeste des confédérés, n'a pas fait grande fortune en France. Tous les gens sensés conviennent que la Pologne sera toujours le plus malheureux païs de l'Europe tant que l'anarchie y règnera. J'ai un petit Démon familier qui m'a dit tout bas à l'oreille qu'en humiliant d'une main l'orgueil ottoman, vous pacifierez la Pologne de l'autre. En vérité, Madame, vous voilà la première personne de l'univers sans contredit; je n'en excepte pas vôtre voisin Kien-long, tout poëte qu'il est. Comment faittes vous après celà pour n'être pas d'une fierté insuportable? comment daignez vous descendre à écrire à un vieux radoteur comme moi?
Vous avez la bonté de me demander à qui on a adressé les caisses des montres? A vous, Madame; point d'autre adresse qu' à Sa Majesté Impériale, le tout recommandé aux soins de M: le gouverneur de Riga et de Mr le directeur général de vos postes.
Je réitère à Vôtre Majesté que je suis très indigné contre mes colons qui ont abusé de vos bontés malgré mes déclarations expresses, et je la suplie encor une fois très instamment de les faire attendre tant qu'il lui conviendra, et de ne se point gêner pour eux.
Il est vrai que cette Colonie se perfectione tous les jours. Vôtre nom seul lui porte bonheur. Ces artistes viennent de faire des montres d'un travail admirable. Vous y êtes gravée en or, ce sont des ouvrages parfaits. Ils sont destinés je crois pour l'Allemagne. Je ne m'attendais pas que mon village caché au pied des Alpes, et qui ne contenait qu'environ 40 misérables quand j'y arrivai, travaillerait un jour pour le vaste Empire de Russie, et pour celle qui fait la gloire de cet Empire.
Je me mets à ses pieds, et je me sens tout glorieux d'éxister encor dans le beau siècle que vous avez fait naître.
Que V. M. I. agrée plus que le profond respect du très vieux et très passioné Welche du mont Jura.
V.