à Ferney 19e Juin 1771
Madame,
Sur la nouvelle d’une paix prochaine entre Vôtre majesté Impériale, et sa hautesse Moustapha, j’ai renoncé à tous mes projets de guerre et de destruction, et je me suis mis à relire vôtre instruction pour le code de vos loix.
Cette lecture m’a fait encor plus d’effet que les premières. Je regarde cet écrit comme le plus beau monument du siècle. Il vous donnera plus de gloire que dix batailles sur les bords du Danube, car enfin c’est vôtre ouvrage, vôtre génie l’a conçu, Vôtre belle main l’a écrit, et ce n’est pas vôtre main qui a tué des Turcs. Je suplie Vôtre Majesté si elle fait la paix de garder Taganrok que vous dites être un si beau climat, afin que je puisse m’y aller établir pour y achever ma vie sans voir toujours des neiges comme au mont Jura. Pourvu qu’on soit à l’abri du vent du nord à Taganrok je suis content.
J’aprends dans ce moment que ma Colonie vient de faire partir encor une énorme caisse de montres. J’ai extrêmement grondé ces pauvres artistes; ils ont trop abusé de vos bontés; l’émulation les a fait aller trop loin. Aulieu d’envoier des montres pour trois ou quatre milliers de Roubles tout au plus, comme je le leur avais expressément recommandé, ils en ont envoié pour environ huit mille. Celà est très indiscret. Je ne crois pas que Vôtre Majesté ait l’intention de donner tant de montres aux Turcs, quoi qu’ils les aiment beaucoup. Mais voicy, Madame, ce que vous pouvez faire. Il y en a de très belles avec vôtre portrait et aucune n’est chère. Vous pouvez en prendre pour trois ou quatre mille Roubles qui serviront à faire vos présents composés de montres depuis environ quinze roubles jusqu’à 40 ou 50. Le reste pourait être abandonné à vos marchands qui pouraient y trouver un très grand profit.
Je prends la liberté surtout de vous prier, Madame, de ne point faire paier sur le champ la somme de Trente neuf mille deux cent trente huit Livres de France à qui se monte le total des deux envois. Vous devez d’ailleurs faire des dépenses si énormes, qu’il faut absolument mettre un frein à vôtre générosité. Quand on ferait attendre un an mes colons pour la moitié de ce qu’ils ont fourni, je les tiendrais trop heureux, et je me chargerait bien de leur faire prendre patience.
Aureste, ils m’assurent, et plusieurs connaisseurs m’ont dit que tous ces ouvrages sont à beaucoup meilleur marché qu’à Genêve, et à plus d’un grand tiers au dessous du prix de Londre et de Paris. On dit même qu’ils seraient vendus à Petersbourg le double de la facture qu’on trouvera dans les caisse, ce qui est aisé à faire éxaminer par des hommes intelligents.
Si Vôtre Majesté était contente de ces envois et des prix, mes fabriquants disent qu’ils éxécuteraient tout ce que vous leur feriez commander. Ce serait un détachement de la Colonie de Saratof établi à Ferney, en attendant que je le menasse à Taganrok. J’aurais mieux aimé qu’ils vous eussent envoié quelques carillons pour Ste Sophie, ou pour la mosquée d’Achmet. Mais puisque vous n’avez pas voulu cette fois cy vous emparer du Bosphore, le grand Turc et son grand visir seront trop honorés de recevoir de vous des montres avec vôtre portrait, et d’aprendre à vous respecter toutes les heures de la journée.
Pour moi, madame, je consacre à Vôtre Majesté Impériale, toutes les heures qui me restent à vivre. Je me mets à vos pieds avec le plus profond respect, et l’attachement le plus inviolable.
Le vieux malade du mont Jura