1772-12-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

J’avoue qu’il est assez singulier qu’en donnant la paix aux Turcs et des loix à la Pologne, on me donne aussi une traduction d’une comédie.
Je vois bien qu’il y a certaines âmes qui ne sont pas embarassées de leur universalité. Je n’en suis pas moins fâché contre Votre Majesté Impériale de l’église grecque, et contre la majesté Impériale de l’église romaine, qui pouvaient soufletter toutes deux de leurs mains blanches la Majesté de Moustapha, rendre la liberté à toutes les Dames du serrail et rebénir Sainte Sophie. Je ne vous pardonnerai jamais, Mesdames, de ne vous être pas entendues pour faire ce beau coup. On aurait cessé à jamais de parler de Clorinde et d’Armide; il ne serait plus question de Gofreddo. Il valait certainement mieux prendre Constantinople qu’une vilaine ville de Jerusalem. Le Bosphore vaut mieux que le torrent de Cedron. J’ai essuié là une mortification terrible. Mais enfin, je m’en console par la gloire que vous avez acquise, et par tout le solide attaché à cette gloire, et même encor par l’espérance que ce qui est différé n’est pas perdu.

Oserai-je, Madame, tout fâché que je suis contre vous, demander une grâce à Vôtre Majesté Impériale? Elle ne regarde ni Moustapha ni son grand visir; c’est pour un ingénieur de mon païs qui est comme moi moitié français, moitié suisse. C’est un bon phisicien qui fait actuellement dans nos Alpes des expériences sur la glace; car nous avons des glaces icy tout comme à Petersbourg. Cet ingénieur se nomme Aubri, il est peu connu, mais il mérite de l’être. Ce serait une nouvelle grâce dont j’aurais une obligation infinie à Vôtre Majesté. si elle daignait lui faire accorder une patente d’associé à Vôtre illustre académie. Il est vrai que nous n’avons pas de glace à présent, ce qui est fort rare, mais nous en aurons incessamment.

Je demande très humblement pardon de ma hardiesse, vôtre indulgence m’a depuis longtems accoutumé à de telles libertés.

C’est une chose bien ridicule et bien commune que tous les bruits qui courent dans la bavarde ville de Paris sur vôtre congrez de Fokiani, et sur tout ce qui peut y avoir quelque raport. Les rois sont comme les dieux, les peuples en font mille contes, et les dieux boivent leur nectar sans se mettre en peine de la théologie des chétifs mortels. Je suis par éxemple très sûr que vous ne vous souciez point du tout de la colère où je suis que vous n’alliez point passer l’hiver sur le Bosphore. Je suis tout aussi sûr que je mourrai inconsolable de ne m’être point jetté à vos pieds à Petersbourg; mon cœur y est si mon corps n’y est pas. Ce pauvre corps de près de quatre vingt ans n’en peut plus, et ce cœur est pénétré pour Vôtre Majesté Impériale du plus profond respect et de la plus sensible reconnaissance.