1770-11-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Je ne parlerai pas aujourd’hui à votre majesté impériale de Moustapha et d’Ali Beg.
Je suis assailli par une troupe de genevois qui s’adressent à moi pour être payés de l’argent que leur doit mr de Tschoglokoff, lieutenantcolonel. Ils disent qu’il a fait un abandon de ses biens à ses créanciers. Ils demandent à y être compris en vertu de votre code de lois. Ils disent que je dois être leur avocat auprès de votre majesté. Ils ont ouï dire que j’avais quelque fois l’honneur de vous écrire et de là ils concluent que je dois vous importuner. Ils prétendent que votre majesté daigne entrer dans les plus petites affaires comme dans les plus grandes; ils disent qu’ils savent très bien que vous rendez justice à tout le monde. Enfin ils ne m’ont pas voulu quitter que je n’aie pris une note de leurs principales créances.

Je prends donc la liberté d’envoyer cette note qui est très exacte. Mr de Tschoglokoff convient de cette dette. Et supposé qu’il ait du bien et qu’il paie ses créanciers, supposé encore qu’il y ait de l’argent de reste pour les genevois (vos sujets préalablement payés) alors votre majesté peut ordonner d’un mot que justice soit faite à tout le monde.

Mais voici une autre affaire genevoise qui vous prouvera, madame, qui vous prouvera que vous étendez votre empire au delà de vos vastes états. Il y a six mois que la discorde est dans la petite république de Genève comme dans la Perse et dans l’Inde. Les genevois s’avisèrent au mois de février d’assassiner quelques uns de leurs compatriotes. Le parti des assassinés se réfugia dans ma petite terre de Ferney. Ils sont tous horlogers. Ils se sont mis à faire des montres, et je puis dire que ce sont d’excellents artistes. Ils ont un double mérite, celui de bien travailler, et celui d’être moins chers de moitié que les horlogers de Londres et de Paris. Ils viennent d’achever une montre ornée de diamants, mais surtout du portrait de votre majesté impériale, qui m’a paru très bien fait. Ils se sont flattés que vous daigneriez permettre qu’ils vous envoyassent cet ouvrage, et que même ils pourraient vous en fournir d’autres pour faire vos présents au grand visir que vous prendrez prisonnier, ou aux dames du sérail que vous délivrerez ou à sa majesté le roi Ali-Beg, ou à l’ambassadeur que l’empereur de la Chine doit vous envoyer pour vous demander votre amitié.

Quoi qu’il en soit, madame, j’ai bien plus à cœur l’hommage des montres de Ferney que la liquidation des dettes de mr de Tschoglokoff, parce que réellement vous auriez des montres pour la moitié de ce que les Anglais et les Français les vendent et qu’à force de battre les Turcs sur terre et sur mer il faut que vous soyez économe autant que généreuse.

Je vous demande pardon de la multiplicité de mes lettres; mais je vous en écris moins que vous ne gagnez de victoires et que vous ne prenez de villes.

Je suis avec le plus profond respect, et l’admiration la plus constante

madame,

de votre majesté impériale

le très humble, très obéissant serviteur et sujet par le coeur

Le vieux malade de Ferney