à Ferney 14e janv. 1772
Madame,
Quoi! vôtre âme partagée entre la Crimée, la Moldavie, la Valachie, la Pologne, la Bulgarie, occupée à rosser le grave Moustapha, et à faire occuper une douzaine d’îles dans l’archipel par vos argonautes, daigne s’abaisser jusqu’à être en peine si les horlogers de mon village ont reçu l’argent de leurs montres! Vous êtes comme Tamerlan qui le jour de la bataille d’Ancyre ne put s’endormir jusqu’à ce que son nain eût soupé.
J’ai mandé cependant à Vôtre Majesté Impériale qu’ils avaient tous été très bien paiés excepté trois ou quatre pauvres diables dont on avait oublié la facture. Ma Lettre est du mois de novembre. Je me flatte qu’elle n’a pas été interceptée par Mr Pulausky. En tout cas, il aura vu qu’une Impératrice qui entre dans les plus petits détails comme dans les plus grands, est une personne qui mérite quelques considérations, et quelques ménagements.
Je me souviens même de vous avoir proposé dans une de mes Lettres un commerce de montres avec le Roi de la Chine, ce qui serait plus convenable qu’un commerce de vers, tout grand poëte qu’il est.
Le Roi de Prusse qui a fait un poëme contre les confédérés, et qui fait assurément mieux des vers que tous les Chinois ensemble, peut lui envoier se écrits, mais moi je ne lui enverrai que des montres.
J’avouerai même que malgré la guerre mon village a fait partir des Caisses de montres pour Constantinople, ainsi me voilà en correspondance à la fois avec les battans et les battus. Je ne sais pas encor si Moustapha a acheté de nos montres, mais je sais qu’il n’a pas trouvé avec vous l’heure du berger, et que vous lui faittes passer de très mauvais quarts-d’heure. On dit qu’il a fait pendre un Evêque grec qui avait pris vôtre parti. Je vous recommande le mouphti à la première occasion.
Permettez moi de dire à vôtre majesté que vous êtes incompréhensible. A peine la mer Baltique a t-elle englouti pour soixante mille écus de Tableaux que vous fesiez venir pour vous de Hollande, que vous en faites venir de France pour quatre cent cinquante mille livres. Vous ne pouviez choisir un meilleur connaisseur ni un plus honnête homme que mr François Tronchin pour cette emplette.
Vous achetés encor mille raretés en Italie. Mais, en conscience, où prenez vous tout cet argent? Est-ce que vous auriez pillé le trésor de Moustapha, sans que les gazettes en eussent parlé? Nos Français sont en pleine paix et nous n’avons pas le sou. Dieu nous préserve de la guerre! Il y a quatre ans qu’on recommande à nos charités les soldats et les officiers français pris par les troupes de l’Empereur de Maroc. Il y a un an qu’une petite frégate du Roi établie sur le Lac de Genêve à quatre pas de mon village fut confisquée pour dettes dans un port de Savoye. Je sauvai l’honneur de nôtre marine, en rachetant la frégate. Le ministère ne me l’a point paiée. Si vous avez le courage de Tomiris il faut que je vous soupçonne d’avoir les trésors de Cresus, supposé pourtant que Cresus fût aussi riche qu’on le dit, car je me défie toujours des exagérations de l’antiquité, à commencer par Salomon qui possédait environ six milliards de Roubles, et qui n’avait pas d’ouvriers chez lui pour bâtir son temple de bois.
Je n’ai pas répondu sur le champ aux deux dernières Lettres dont Vôtre Majesté Impériale m’a honoré, parce que les neiges dont je suis entouré me tuent. Voilà pourquoi je voulais m’établir sur quelque côte méridionale du Bosphore de Thrace; mais vous n’avez pas voulu encor aller jusques là; et j’en suis bien fâché.
Je me mets à vos pieds, permettez moi de les baiser en toute humilité et même vos mains qu’on dit que vous avez les plus belles du monde. C’est à Moustapha de venir les baiser avec autant d’humilité que moi.
Que votre majesté imperiale daigne conserver ses bontés pour
Le vieux Malade de Ferney V.