1770-10-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

La Lettre de V: M: I: du 11 septembre, me confirme dans ma joie continue, mais sans redoublement.
Je suis persuadé que si Moustapha, son visir Azem et son mouphti étaient informés de l’intérêt que je prends à eux, ils m’en remercieraient en me fesant empaler.

Béni soit leur Allah si en effet Ali est roi d’Egypte! Mais cette nouvelle grâce de la providence en faveur de Moustapha me parait bien douteuse. Nous le saurions à Marseille qui envoie continuellement des vaisseaux au port d’Aléxandrie. Nous en aurions eu des nouvelles certaines par Venise; personne n’en parle; on ne se fait pas roi d’Egypte incognito. J’ose dire plus: V: M: aurait déjà dans ce païs de Pharaon et de Moyse quelque bon Israélite qui encouragerait la révolution au nom du seigneur, et qui vous en rendrait compte. Je me borne donc à faire les plus tendres vœux pour que mon cher Moustapha soit chassé à jamais des bords du Nil et de ceux du Danube.

Que votre majesté me permette seulement de plaindre ces pauvres Grecs qui ont le malheur d’apartenir encor à des gens qui parlent turc. Ce sont de petites mortifications que j’éprouve au milieu des plaisirs que me donnent toutes vos victoires. C’est bien assez qu’en aussi peu de tems vous soiez maitresse absolue de la Moldavie, de la Valachie, de presque toutte la Bessarabie, des deux rivages de la mer Noire, d’un côté vers Azoph, et de l’autre vers le Caucase.

Quand Vôtre Majesté fesait ses belles loix, dont la première était la tolérance, elle ne se doutait pas qu’une aussi bonne chrétienne deviendrait la protectrice des circoncis du Budziak, tous descendants en droite ligne de Tamerlan et de Gengis Kan. Mais puisque vous êtes tous enfans de Noé (quoiqu’il n’ait jamais été connu de personne éxcepté des Juifs), il est clair que vous êtes tous cousins et que vous devez vous suporter les uns les autres. Cette Tolérance de V: M: pour Messieurs les Tartares Bessarabes, engagera sans doute l’invincible Moustapha à vous demander la paix. Mais que deviendra ma pauvre Grece? Aurai-je la douleur de voir les enfans du galant Alcibiade obéir à d’autres qu’à Catherine la grande?

Je remets toujours, Madame, au premier congrès les intérêts des jeux Olimpiques et du théâtre d’Athêne entre vos mains; mais j’aime mieux m’en raporter à une bataille qu’à une assemblée de plénipotentiaires. Vous êtes si bien servie par Messieurs les Comtes d’Orlof et par Mr le maréchal de Romanzoff que malgré mon humeur pacifique je préfère sans contredit des victoires nouvelles à un accommodement.

Je suis un peu pressé, je l’avoue, parce qu’étant fort vieux et malade, je veux jouïr au plutôt. Pour peu que vous tardiez à vous asseoir sur le trône de Stamboul, il n’y aura pas moien que je sois témoin de ce petit triomphe.

Que Vôtre Majesté Impériale daigne toujours agréer le profond respect et la reconnaissance et les désirs honnêtes du vieil ermite de Ferney.

V.