20e juillet 1770, à Ferney
Madame,
Vôtre Lettre du 6 juin, que je soupçonne être du nouveau stile, me fait voir que vôtre Majesté Impériale prend quelque pitié de ma passion pour elle.
Vous me donnez des consolations, mais aussi vous me donnez quelques craintes afin de tenir vôtre adorateur en haleine. Mes consolations sont vos victoires, et ma crainte est que vôtre Majesté ne fasse la paix l'hiver prochain.
Je crois que les nouvelles de la Grece nous viennent quelquefois un peu plutôt par la voie de Marseille qu'elles n'arrivent à vôtre Majesté par les couriers. Selon ces nouvelles les Turcs ont été quatre fois battus, et tout le Péloponèse est à vous.
Si Ali Beg s'est en effet emparé de l'Egypte comme on le dit, voilà deux grandes cornes arrachées au croissant des Turcs, et l'étoile du nord est certainement beaucoup plus puissante que leur lune. Pourquoi donc faire la paix quand on peut pousser si loin ses conquêtes?
Vôtre Majesté me dira que je ne pense pas assez en philosophe, et que la paix est le plus grand des biens. Personne n'est plus convaincu que moi de cette vérité, mais permettez moi de désirer très fortement, que cette paix soit signée de vôtre main dans Constantinople. Je suis persuadé que si vous gagnez une bataille un peu honnête en deçà ou en delà du Danube, vos troupes pouront marcher droit à la capitale.
Les Vénitiens doivent certainement profiter de l'occasion; ils ont des vaisseaux et quelques troupes. Lorsqu'ils prirent la Morée ils n'étaient apuiés que par la diversion de l'Empereur en Hongrie: ils ont aujourd'hui une protection bien plus puissante. Il me parait que ce n'est pas le tems d'hésiter. Moustapha doit vous demander pardon, et les Vénitiens doivent vous demander des loix.
Ma crainte est encor que les princes chrétiens, ou soit disant tels, ne soient jaloux de l'étoile du nord. Ce sont des secrets dans lesquels il ne m'est pas permis de pénétrer.
Je crains encor que vos finances ne soient dérangées par vos victoires mêmes, mais je crois celles de Moustapha plus en désordre par ses défaittes. On dit que Vôtre Majesté fait un emprunt chez les Hollandais. Le Padisha Turc ne poura emprunter chez personne, et c'est encor un avantage que Vôtre Majesté a sur lui.
Je passe de mes craintes à mes consolations. Si vous faittes la paix je suis bien sûr qu'elle sera très glorieuse, que vous conserverez la Moldavie, la Valachie, Azoph, et la navigation sur la mer Noire, aumoins jusqu'à Trebisonde. Mais que deviendront mes pauvres Grecs? que deviendront les nouvelles Légions de Sparte? Vous renouvellerez sans doute les jeux Isthmiques dans les quels les Romains assurèrent aux Grecs leur liberté par un décret public et ce sera l'action la plus glorieuse de vôtre vie. Mais comment maintenir la force de ce décret s'il ne reste des troupes en Grece? Je voudrais encor que le cours du Danube, et que la navigation sur ce fleuve vous apartint le long de la Valachie, de la Moldavie, et même de la Bessarabie. Je ne sais si j'en demande trop ou si je n'en demande pas assez. Ce sera à vous de décider, et de faire fraper une médaille qui éternisera vos succès et vos bienfaits. Alors Thomiris se changera en Solon, et achêvera ses loix tout à son aise. Ces loix seront le plus beau monument de l'Europe et de l'Asie: car dans tous les autres états, elles sont faittes après coup comme on calfate des vaisseaux qui ont des voies d'eau; elles sont innombrables parce qu'elles sont faittes sur des besoins toujours renaissants. Elles sont contradictoires, attendu que ces besoins ont toujours changé. Elles sont très mal rédigées parce qu'elles ont prèsque toujours été écrites par des pédants sous des gouvernements barbares. Elles ressemblent à nos villes bâties irrégulièrement au hazard mêlées de palais et de chaumières dans des rues êtroites et tortueuses.
Enfin, que Vôtre Majesté donne des loix à deux mille lieues de païs, après avoir donné sur les oreilles à Moustapha.
Voilà les consolations du vieux hermite qui jusqu'à son dernier moment sera pénétré pour vous du plus profond respect, de l'admiration la plus juste et d'un dévouement sans bornes pour Vôtre Majesté Impériale.