1771-07-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Est-il vrai que vous aiez pris toute la Crimée?
Vôtre Majesté Impériale daignait me mander par sa Lettre du 10/21 juine que Mr le Prince Dolgorouky était devant Perecop ou Precop. La déesse aux cent bouches qui arrive tous les jours du nord au midi, et qui depuis longtems n’aporte que des sottises du midy au nord, débite que la Crimée entière est sous vôtre puissance, et qu’elle ne s’est pas fait beaucoup prier.

C’est dumoins une consolation d’avoir le roiaume de Toas où la belle Iphigénie fut si longtems religieuse, et où son frère Oreste vint voler une statue, aulieu de se faire éxorciser.

Mais si après avoir pris cette Chersonèse Taurique vous accordez la paix à Moustapha, que deviendra ma pauvre Grece? que deviendra ce beau païs de Démosthène et de Sophocle? J’abandonne volontiers Jérusalem aux musulmans, ces barbares sont faits pour le païs d’Ezéchiel, d’Elie et de Caïphe. Mais je serai toujours douloureusement affligé de voir le théâtre d’Athênes changé en potagers, et le Lycée en écuries. Je m’intéressais fort au sultan Ali-beg; je me fesais un plaisir de le voir négocier avec vous du haut d’une piramide. Faudra t-il que je renonce à toutes mes belles illusions? Il est bien dur pour moi que vous n’aiez conquis que la Moldavie, la Valachie, la Bessarabie, la Scythie, le païs des Amazones, et celui de Médée. Celà fait environ quatre cent lieues; ces bagatelles là ne me suffisent pas.

Je comptais bien que vous feriez rebâtir Troie et que Vôtre Majesté Impériale se promênerait en batteau sur les bords du Scamandre. Je vois qu’il faut que je modère mes désirs, puisque vous modérez les vôtres.

Je suis devenu aveugle, mais j’entends toujours la trompette qui m’annonce vos victoires et je me dis, Si tu ne peux jouïr du bonheur de la voir tu auras aumoins celui d’entendre parler d’elle tous les moments de ta vie.

Si Vôtre Majesté Impériale garde sa Chersonèse, comme je le crois, elle ajoutera un nouveau chapitre à son code en faveur des musulmans qui habitent cette contrée. Son Eglise grecque, la seule catholique, et la seule véritable sans doute, n’y fera pas beaucoup de conversions, mais elle poura y établir un grand commerce. Il y en avait un autrefois entre cette Scythie et la Grèce. Apollon même fit présent au Tartare Abaris d’une flèche qui le portait d’un bout du monde à l’autre, à la manière de nos sorciers. Si j’avais cette flèche je serais aujourd’hui à Petersbourg au lieu de présenter sottement, du pied des Alpes mon profond respect et mon attachement inviolable à la souveraine d’Azoph, de Caffa, et de mon cœur.

Le vieux malade