1775-10-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Après avoir été étonné et enchanté de vos victoires pendant quatre années de suitte, je le suis encor de vos fêtes.
J'ai bien de la peine à comprendre comment Vôtre Majesté Impériale a ordonné à la mer noire de venir dans une plaine auprès de Moscou. Je vois des vaisseaux sur cette mer, des villes sur les bords, des cocagnes pour un peuple immense, des feux d'artifice, et tous les miracles de l'opéra réunis.

Je savais bien que la très grande Catherine seconde était la première personne du monde entier, mais je ne savais pas qu'elle fût magicienne.

Puisqu'elle a tant de pouvoir sur tous les éléments que lui en aurait il coûté de plus pour m'envoier la flèche d'Abaris, ou le carosse du bonhomme Elie afin que je fusse témoin de toutes vos grandeurs et de tous vos plaisirs?

On croit dans mon païs que tout celà est un songe. J'en aurais certifié la vérité. J'aurais dit à mes petits compatriotes qui font les entendus, Messieurs, les fêtes sur la mer Noire sont encor fort peu de chose en comparaison des établissements pour les orphelins, et pour les maisons d'éducation. Ces fêtes passent en un jour, mais ces maisons durent tous les siècles.

Je me jette aux pieds de Vôtre Majesté Impériale pour lui demander bien humblement pardon d'avoir osé l'interrompre par toutes mes importunités misérables.

Je demande pardon d'avoir laissé partir le tableau d'un peintre de la ville de Lyon.

Je demande pardon d'avoir parlé d'un Vice-Consul de Cadix, nommé Widellin, et d'un nommé Pettremand qui se présente pour éxercer la suprême dignité du vice-Consul.

Je demande pardon d'avoir proposé une autre dignité de consul à Marseille.

J'ai honte de dire qu'il se présentait encor un autre consul à Lyon.

L'Empire romain ne donnait jamais que deux consulats à la fois, mais tout le monde veut être Consul de Russie. Tous ceux qui entrent chez moi, et qui voient vôtre portrait, s'imaginent que j'ai un grand crédit à vôtre cour. Ils me disent, Faites nous consuls de cette Impératrice qui devrait être souveraine de tout le globe, mais qui en possède environ un quart. Je tâche de réprimer leur ambition.

Je ferais mieux, Madame, de réprimer ma bavarderie. Je sens que j'ennuie la conquérante, la législatrice, la bienfaictrice. Il m'est permis de l'adorer, mais il ne m'est pas permis de l'ennuier à cet éxcez. Il faut mettre des bornes à mon zèle et à mes témérités; il faut se borner, malgré soi, au profond respect.

Le vieux malade V.