26e fév: 1769, à Ferney
Voylà ce que j'ay dit madame en voyant le Caffetan dont votre majesté impériale m'a honoré par les mains de M. le prince Kouslowsky, capigi bachi de vos janissaires, et surtout cette boete tournée de vos belles et augustes mains, et ornée de votre portrait.
Mais quand on a sçu que la boete était l'ouvrage de vos propres mains, ceux qui étaient dans ma chambre ont dit avec moy,
Qu'est devenu le temps où l'Empereur d'Allemagne aurait dans les mêmes circomstances envoyé des armées à Belgrade, et où les Vénitiens auraient couvert de vaissaux les mers du Pélopenèze? Eh bien madame vous triompherez seule, montrez vous seulement à votre armée vers Kiovie ou plus loin, et je vous réponds qu'il n'y a pas un de vos soldats qui ne soit un héros invincible. Que Moustapha se montre aux siens, il n'en fera que de gros cochons comme lui.
Quelle fierté imbécile dans cette tête coeffée d'un turban à aigrete? Tous les rois de l'Europe ne devraient ils pas venger le droit des gens que la porte ottomane viole tous les jours avec un orgueil si grossier?
Ce n'est pas assez de faire une guerre heureuse contre ces barbares pour la terminer par une paix telle quelle; ce n'est pas assez de les humilier, il faudrait les détruire. Un homme à idées neuves me disait il y a quelques jours qu'on pourait aisément dans les vastes plaines où vos trouppes vont marcher se servir avec succès des anciens chariots de guerre en les rectifiant. Il imaginait des chars à deux timons bordés à leur extrémité d'un large chamfrain qui couvrirait le poitrail des chevaux. Chaque char très léger serait conduit par deux fuzeliers postez derrière le char sur une suppante. Ces chars précéderaient la cavalerie. Ce spectacle étonnerait les Turcs, et tout ce qui étonne, subjugue. Ce qui ne vaudrait rien dans un pays entrecoupé ou montagneux pourait être merveilleux en plaine, au moins pour une campagne. L'essay coûterait fort peu de chose. Il pourait baucoup servir sans nuire. Voilà ce que me disait mon songe creux, et je le répète à l'héroine de notre siècle. Elle en jugera d'un coup d'œil. Elle poura en rire, mais elle pardonera au zèle.
Pendant qu'elle se prépare contre le Turc elle forme un corps de loix. Je lis L'instruction préliminaire que votre majesté impériale a la bonté de m'envoier et je n'interromps ma lecture que pour achever ma lettre. Madame, Numa et Minos auraient signé votre ouvrage, et n'auraient pas été peutêtre capables de le faire. Cela est net, précis, équitable, ferme et humain. Soyez sûre que personne n'aura dans la postérité un plus grand nom que vous, mais au nom de Dieu battez les Turcs, malgré le nonce du pape en Pologne qui est si bien avec eux.
Ah madame quelle leçon votre majesté donne à nos petits français, à notre ridicule Sorbonne, à nos charlatans disputeurs dans les écoles de médecine! Vous vous êtes fait inoculer avec moins d'apareil qu'une relligieuse ne prend un lavement. Le prince impérial a suivi votre exemple. Mr le comte Orlof va à la chasse dans la neige après s'être fait donner la petite vérole. Voilà comme Scipion en aurait usé si la petite vérole venue d'Arabie avait existé de son temps.
Pour nous autres, nous avons été sur le point de ne pouvoir être inoculez que par arrest du parlement. Je ne sçais pas ce qui est arrivé à notre nation qui donnait autrefois de grands exemples en tout, mais nous sommes bien barbares en certains cas et bien pusillanimes dans d'autres.
Madame je suis un vieux malade de soixante et quinze ans. Je radote peutêtre, mais je vous dis aumoins ce que je pense, et cela est assez rare quand on parle à des personnes de votre espèce. La majesté impériale disparaît sur mon papier devant la personne. Mon entousiasme l'emporte sur mon profond respect. Je révère la législatrice, la guerrière, la philosophe. Je prends la liberté de mettre dans ce paquet des niaiseries indignes d'elle. J'ay ramassé sur le champ ce que j'ay pu. S'il paraît quelque chose qui puisse l'amuser comment pourai je l'envoier? esce par la poste? Mais je serai mort d'étisie avant d'avoir reçu vos ordres. Battez les Turcs et je meurs content.
Vous n'avez que faire, Madame, des formules ordinaires des lettres. Votre Majesté impériale est de toutes façons trop au dessus du profond respect du vieil hermite
Voltaire
P.S. Ce vieux habitant des Alpes qui osa se présenter l'année passée à Votre Majesté Impériale avec son hommage au cou, était en porcelaine. On ne l'émaille point, parce que l'émail cause de reflets qui empêchent de discerner les figures. C'est un art assés agréable et que Votre Majesté peut aisément introduire dans les manufactures, avec tous les autres arts qu'elle fait naître. Mais le premier des arts est d'apprendre à vivre à Moustapha.