2e janvier 1770, à Ferney
Madame,
J'aprends que la flotte de vôtre majesté Impériale est en très bon état à Port-Mahon.
Permettez que je vous en témoigne ma joie. On dit qu'on travaille par les ordres de Vôtre Majesté dans Azoph, à préparer des galères et des brigantins. Moustapha sera bien surpris quand il se verra attaqué par le pont Euxin et par la mer Egée, lui qui ne sait ce que c'est que la mer Egée et l'Euxin, non plus que son grand visir ny son muphti. J'ai connu un ambassadeur de la SUBLIME porte qui avait été Intendant de la Roumelie. Je lui demandai des nouvelles de la Grece, il me répondit qu'il n'avait jamais entendu parler de ce païs là. Je lui parlai d'Athêne aujourd'hui Setine, il ne la connaissait pas d'avantage.
Je ne puis me tenir de redire encor à Vôtre Majesté que son project est le plus grand et le plus étonnant qu'on ait jamais formé; que celui d'Annibal n'en aprochait pas. J'espère bien que le Vôtre sera plus heureux que le sien. En éffet, que pouront vous oposer les Turcs? Ils passent pour les plus mauvais marins de l'Europe, et ils ont actuellement très peu de vaisseaux. Leandre et Ero vous favoriseront du haut des Dardanelles.
L'homme qui avait la rage d'aller servir dans l'armée du grand Visir n'a point mis son projet en éxécution. Je lui avais conseillé d'aller plutôt faire une campagne dans vos armées. Il voulait voir, disait-il, comment les Turcs font la guerre; il l'aurait bien mieux vu sous vos drapeaux, il aurait été témoin de leur fuite.
Il parait un manifeste des Georgiens qui déclarent net qu'ils ne veulent plus fournir des filles à Moustapha. Je souhaitte que celà soit vrai, et que toutes leurs filles soient pour vos braves officiers qui le méritent bien. La beauté doit être la récompense de la valeur.
Suis-je assez heureux pour que les troupes de Vôtre Majesté aient pénétré d'un côté jusqu'au Danube, et de l'autre jusqu'à Erzerom? Je bénis Dieu, Madame, quand je songe que vous devez tout cela à L'Evêque de Rome et à son nonce apostolique; il ne s'attendait pas qu'il vous rendrait di si grands services.
Je remercie Vôtre Majesté de m'avoir fait connaître les cinq frères qui sont l'ornement de vôtre cour. Je commence à croire réellement qu'ils vous accompagneront à Constantinople.
J'ai écrit deux lettres à Mr De Shouvaloff depuis quatre mois, point de réponse. Il y a bien plus de plaisir à avoir affaire à Vôtre Majesté; elle daigne écrire, elle sait de quelle joie elle me comble en m'aprenant ses victoires; j'ai le plaisir de les aprendre tout doucement à ceux qu'on en croit fâchés. Le public fait des vœux pour vôtre prospérité, vous aime, et vous admire. Puisse l'année 1770 être encor plus glorieuse que 1769.
Je me mets aux pieds de Vôtre Majesté Impériale.
Le vieillard des Alpes