A Ferney, 20 novembre 1770
Madame,
Votre majesté impériale l’avait bien prévu; vos ennemis n’ont servi qu’à votre gloire, et de quelque manière que vous finissiez cette grande guerre, votre gloire ne sera point passagère.
Victorieuse et législatrice à la fois vous avez assuré l’immortalité à votre nom. Je suis un peu affligé en qualité de Français d’entendre dire que c’est un chevalier de Tot qui fortifie les Dardanelles. Quoi! c’est ainsi que finissent les Français, qui ont commencé autrefois la première croisade! Que dirait Godefroi de Bouillon si cette nouvelle pouvait parvenir jusqu’à lui dans le pays où l’on ne reçoit de nouvelles de personne?
On parle toujours de peste en Allemagne, on la craint, on exige partout des billets de santé, et l’on ne songe pas que si l’on avait aidé votre majesté à chasser cette année les Turcs de l’Europe, on aurait pour jamais chassé la peste avec eux. On oublie les plus grands, les plus véritables intérêts, pour un intérêt chimérique, pour une politique qui me paraît bien déraisonnable. Il me semble que l’on fait bien des fautes de plus d’un côté. C’est le défaut de la plupart des ministères.
On se prépare à la guerre en France, et on espère la paix dont on a le plus grand besoin. Il serait trop ridicule qu’on éprouvât le plus grand des fléaux pour une méchante île inhabitée. Il ne faut jamais faire la guerre qu’avec l’extrême probabilité d’y gagner beaucoup. Puisse la guerre contre Moustapha finir par le détrôner ou du moins par l’appauvrir pour trente ans! Puisse votre majesté impériale jouir d’un triomphe très durable et pacifier la Pologne après avoir écrasé la Turquie!
Vous avez deux voisins qui font des vers, le roi de Prusse et le roi de la Chine. Frédéric en a déjà fait pour vous, j’en attends de Kienlong.
Je me mets à vos pieds victorieux et plus blancs que ceux de Moustapha avec le plus profond respect et la plus grande passion.
Le vieil hermite de Ferney