1771-04-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

J’envoie à vôtre Majesté Ile selon ses ordres, l’épitre au Roi de Dannemark.
Il me parait qu’elle ne vaut pas celle que j’ai adressée à l’héroïne du nord. Il semble que j’aie proportioné mon peu de force à la grandeur du sujet, car bien que le Roi de Dannemark fasse aussi le bonheur de ses peuples; bien qu’il ait tiré des coups de canon contre les pirates d’Alger il n’a point humilié l’orgueil ottoman, il n’a point triomphé de Moustapha, il n’a pas encor joint le goût des lettres à la gloire des conquêtes.

A l’égard des Welches qui sont à l’occident de l’Allemagne, et vis à vis de l’Angleterre, ils ne font actuellement nulle conquête, depuis qu’ils ont perdu la fertile contrée de Canada. Ils font toujours beaucoup de livres, sans qu’il y en ait un seul de bon; ils ont de mauvaise musique et point d’argent. Les parlements du roiaume qui se croiaient le parlement d’Angleterre, à cause de l’équivoque du nom, bataillent contre le gouvernement à coups de brochures; les théâtres retentissent de mauvaises pièces qu’on aplaudit, et tout celà compose le premier peuple de l’univers, la première cour de l’univers, les premiers singes de l’univers. Ils ont une guerre civile par écrit qui ne ressemble pas mal à la guerre civile des rats et des grenouilles.

Je ne sais si le chevalier Du Tot sera le premier canonier de l’univers, mais je me flatte que le trône ottoman pour lequel j’ai très peu d’inclination ne sera pas le premier trône.

J’entends dire dans mes déserts que l’ouverture de la campagne est déjà signalée par une de vos victoires. Je suplie Vôtre Majesté Impériale de daigner m’instruire si je dois commander ma litière cette année ou l’année prochaine, pour m’aller promener sur le Bosphore.

Ma Colonie travaille en attendant, et profite des bontés de Vôtre Majesté. Elle compte faire partir dans huit jours trois ou quatre petites caisses de montres depuis la valeur d’environ huit Louis jusqu’à celle de quatrevingt. Il y en a en diamants avec vôtre portrait peint par un excellent peintre. Toutes les montres sont bonnes et bien règlées. On a travaillé avec le zèle qu’on doit avoir quand il faut vous servir. Tous les prix sont d’un grand tiers meilleur marché qu’en Angleterre, et cependant rien n’est épargné. Nous souhaittons tous bien ardemment dans mon canton que toutes les heures de ces montres vous soient favorables, et que Moustapha passe toûjours de mauvais quarts d’heure.

Que l’héroïne du nord daigne toujours agréer le profond respect et la reconnaissance du vieux malade du mont Jura.

V.