22e xbre 1770, à Ferney
Madame,
Ma passion commence à être un peu malheureuse.
Je ne sais plus de nouvelles ni de Vôtre M: I: ni de mon ennemi Moustapha. Tout ce que je puis fair cette fois cy, c’est de vous ennuier de mon petit commerce avec le Roi de la Chine vôtre voisin.
Je me suis imaginé que les pluies du mois de Décembre, la crainte de la peste et celle de la famine pouraient suspendre le cours de vos Conquêtes, et que Vôtre Majesté aurait peut être le tems de s’amuser d’une espèce de petite Enciclopédie nouvelle qui parait devers le mont Jura. Il y est parlé de Vôtre très admirable personne dès la page 17 du premier tome à propos de l’alphabet. Il faut que l’auteur soit bien plein de vous puis qu’il vous met partout où il peut.
Je ne sais pas quel est cet auteur, mais sans doute c’est un homme à qui vous avez marqué de la bonté, et qui doit parler de Vôtre Majesté au mot reconnaissance.
Il y a, dit-on, en France des gens qui trouvent celà mauvais, mais l’univers entier devrait le trouver bon, et si j’étais un peu vôtre victime j’en serais bien glorieux.
Il n’y a encor que trois volumes d’imprimés. On les a envoiés par les voitures publiques à vôtre surintendant des postes avec l’adresse de Vôtre Majesté Impériale.
Je pris il y a quelques mois la liberté de vous envoier les placets de deux genevois pour une somme qu’ils répétaient d’un officier qui a été quelque tems à Genève, mais vous êtes bien persuadée que si j’ai cédé aux empressements des complaignants je n’ai pas voulu vous importuner pour une pareille bagatelle.
J’ai pris aussi la liberté de vous parler d’une fabrique de montres établie à Ferney, et de vous offrir ses services lorsque Vôtre Majesté en accordant la paix à Moustapha voudra lui faire la faveur de lui envoier une montre avec son portrait. Il poura trembler mais aussi il poura être attendri. En un mot, ma fabrique de montres est à vôtre service. Si j’étais jeune je la conduirais moi même à Saratof.
Le Roi de Prusse prétend qu’Ali-beg n’est point du tout Roi d’Egypte; c’est encor une raison pour faire la paix avec cette maudite puissance ottomane dont tant de gens prennent le parti. Je mourai certainement de douleur de ne vous pas voir sur le trône de Constantinople. Je sais bien que la douleur ne fait mourir que dans les romans, mais aussi vous m’avez inspiré une passion un peu romanesque, et il faut qu’avec une Impératrice telle que vous mon roman finisse nôblement. J’enporterai avec moy la consolation de vous avoir vue souveraine des deux bords de la mer Noire, et de ceux de la mer Egée.
Daignez agréer malgré toutes mes déclarations le très profond respect de L’hermite de Ferney.