à Ferney 25e 8bre 1770
Madame,
Clazomène était autrefois une très belle ville.
Aléxandre l’augmenta, les Turcs l’ont dévastée, mais sous vôtre Empire elle redeviendrait florissante.
La Lettre de Vôtre Majesté Impériale du 16/27 septembre me fait tressaillir de joie et frémire d’horreur. Tous ces Comtes Orloff sont des héros, et je vous vois la plus heureuse ainsi que la première princesse de l’univers. Je plains beaucoup Mr le Prince Kosloufsky. Comment ne pleurerais-je pas celui qui m’a aporté le portrait de mon héroïne? Enfin, il est mort en vous servant.
Quel fruit tirera à la fin Vôtre Majesté Impériale de tout ce carnage dont Moustapha est la seule cause et dont il doit être aussi las qu’intimidé? Il faut que ce prince soit ensorcelé si de son sopha il ne demande pas la paix à vôtre trône.
Les Anglais et les Espagnols sont prêts à se faire le guerre dans les deux mondes pour une petite île déserte, mais Vôtre Majesté combat à présent pour L’Empire d’orient.
On mande de Marseille qu’Ali-Bey s’est donné en éffet en Egypte un pouvoir dont le Padisha Moustapha ne peut plus le priver, mais qu’il n’a pas entièrement rompu avec la porte ottomane. Cependant, je persiste toujours à croire que les provisions ne peuvent plus venir d’Egypte à Constantinople devant vôtre flotte victorieuse.
Je crois Vôtre Majesté Impériale maitresse de la mer Noire; ainsi je ne vois que L’Anatolie qui puisse fournir des vivres et des secours à la capitale de Vôtre ennemi.
Je n’en sais certainement pas assez pour oser examiner seulement si vôtre armée peut passer ou non le Danube; il ne m’apartient que de faire des souhaits. Le bruit se répand que le prince Repnin et le général Bauer ont traversé ce fleuve avec des troupes légères pour reconnaître les Turcs et les inquiéter. Je m’en raporte à la prudence et au zèle de vos généraux; mais j’ose être prèsque sûr que les Turcs ne tiendront pas devant vos troupes. Quand une fois la terreur s’est emparée d’une nation elle ne fait qu’augmenter, à moins que le tems ne la rassure. Jamais aucun conquérant du païs que les Turcs occupent aujour-d’hui, n’a donné à ses ennemis le tems de respirer.
Je vois que Vôtre Majesté les imite parfaittement. Il n’y a point d’ailleurs de saison pour vos soldats; ils peuvent prendre Bender en octobre, et marcher vers Andrinople en novembre.
Plus vos succès sont grands plus mon étonnement redouble qu’on ne les ait pas secondés et que la race des Turcs ne soit pas déjà chassée de l’Europe.
Je pense que les plus grands princes se trompent souvent en politique beaucoup plus que les particuliers dans leurs affaires de famille. Ils aiment fort leurs intérêts, ils les entendent; et par une fatalité trop commune ils ne les suivent prèsque jamais.
Quoi qu’il en soit, voicy le tems de la plus belle et de la plus nôble révolution depuis les conquêtes des premiers Califes. Si cette révolution ne vous est pas réservée elle ne l’est à personne. Je serais très affligé que Vôtre Majesté ne retirât de tant de travaux que de la gloire. Vôtre âme forte et généreuse me dira que c’est beaucoup; et moi je prendrai la liberté de répondre qu’après tant de sang et de trésors prodigués il faut encor quelque autre chose. Les raions de la gloire des souverains dans de pareilles circonstances se comptent par le nombre des provinces qu’ils acquièrent.
Pardon de mes inutiles réflexions. Vôtre Majesté les excusera puisque le cœur les dicte, et vous vous en direz plus en deux mots que je ne vous en dirais en cent pages.
Que Vôtre Majesté Impériale daigne agréer avec sa bonté ordinaire ma joie de vos succès, mon admiration pour Messieurs les Comtes Orloff, pour vos généraux et vos braves troupes, mes vœux pour des succès encor plus grands, mon profond respect, mon entousiasme et mon attachement inviolable.
Le vieil hermite V.
Je ne manque pas de faire part des bonnes nouvelles aux incrédules volontaires.