à Ferney 11e auguste 1770
Madame,
Chaque Lettre dont Vôtre Majesté Impériale m'honore, me guérit de la fièvre que me donnent les nouvelles de Paris.
On prétendait que vos troupes avaient eu par tout de grands désavantages, qu'elles avaient évacué entièrement la Morée et la Valachie, que la peste s'était mise dans vos armées, que tous les revers avaient succédé à vos succez. Vôtre Majesté est mon médecin, elle me rend une pleine santé. Je ne manque pas d'écrire sur le champ l'état des choses dès que j'en suis instruit. J'allonge les visages de ceux qui attristaient le mien.
Daignez donc, Madame, avoir la bonté de me conserver cette santé que vous m'avez rendue. Il ne faut pas abandonner son malade dans sa convalescence.
J'ai encor des petits ressentiments de fièvre quand je vois que les Vénitiens ne se décident pas, que les Georgiens n'ont pas formé une armée, et qu'on n'a nulle nouvelle positive de la révolution de l'Egypte.
Il y a un Brahilou, un Bender qui me causent encor des insomnies. Je vois dans mes rêves leurs garnisons prisonières de guerre, et je me réveille en sursaut.
Votre Majesté dira que je suis un malade bien impatient, et que les Turcs sont beaucoup plus malades que moi. Sans mes principes d'humanité je dirais que je voudrais les voir tous exterminés ou dumoins chassés si loin qu'ils ne revinssent jamais.
Nous autres Français, Madame, nous valons mieux qu'eux; nous disons prodigieusement de sottises, nous en fesons beaucoup, mais tout celà passe bien vîte, on ne s'en souvient plus au bout de huit jours. La gaieté de la nation semble inaltérable. On aprend à Paris le tremblement de terre qui a bouleversé trente lieues de païs à St Domingue, on dit, C'est dommage, et on va à l'opéra. Les affaires les plus sérieuses sont tournées en ridicule.
Nous sommes actuellement dans la plus belle saison du monde; voilà un tems charmant pour battre les Turcs. Est-ce que ces barbares là attaqueront toujours comme des houzards? ne se présenteront ils jamais bien serrés pour être enfilés par quelques uns de mes chars babiloniques? Je voudrais avoir du moins contribué à vous tuer quelques Turcs. On dit que pour un chrétien c'est une œuvre fort agréable à Dieu. Celà ne va pas à mes maximes de tolérance; maïs les hommes sont pétris de contradictions; et d'ailleurs Vôtre Majesté me tourne la tête.
Encor une fois, Madame, quelques nouvelles par charité de cinq ou six villes prises, et de cinq ou six combats gagnés, quand ce ne serait que pour faire taire l'envie.
Je me mets aux pieds de Vôtre Majesté Impériale avec le plus profond respect et la plus vive impatience.
l'hermite de Ferney