1761-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Michel Hennin.

Pardon, Monsieur, de vous remercier si tard du souvenir dont vous m'honorez, et de ne vous pas répondre de ma main.
Mes yeux souffrent beaucoup, et mon corps bien d'avantage. Je ne ressemble point du tout à vos seigneurs Polonais qui vont diner à trente lieues de chez eux. Il y a bien longtemps que je ne suis sorti d'un petit château que j'ai fait bâtir à une lieue des Délices. J'y achêve tout doucement ma carrière; et parmi les espérances qui nous bercent toujours, je me flatte de celle de vous revoir à vôtre retour de Pologne; car j'imagine que vous ne resterez pas là toujours. Ni monsieur le Marquis de Paulmy, ni vous, n'avez l'air d'un Sarmate. L'abbé de Chateauneuf, qui était trois fois gros comme vous deux ensemble, disait qu'il avait été envoyé en Pologne pour boire. Je ne pense pas que vous soiez des négociateurs de ce genre là.

Quand Monsieur de Paulmy voudra tourner ses pas vers le midy, je lui conseillerai de faire comme mr son beau père, qui a eu la bonté de venir passer quelques jours dans mon hermitage. Je présenterai requête à son gendre pour obtenir la même faveur. Nous lui donnerons la comédie sur un théâtre que j'ai fait bâtir, et nous lui ferons entendre la messe dans une Eglise que j'achêve, et pour laquelle le st Père m'a envoyé des reliques. Vous voiez que rien ne vous manquera ni pour le sacré, ni pour le profane.

Je vous avoüe que j'aimerais mieux que vous fussiez à Berne qu'à Varsovie, mais Monsieur le Marquis de Paulmy a eu la rage de se faire sclavon; il faut lui pardonner cette petite mièvreté.

Vous avez sans doute lu, Monsieur, le mémoire historique de la négociation avec l'Angleterre, imprimé au Louvre. Quelque honorable que soit cette négotiation pour nôtre Cour, j'aimerais mieux un mémoire imprimé de cent vaisseaux de ligne, garnis de Canons, et arrivez à Boston, ou à Madras. Vos Polonais ne sont pas du moins dans le cas d'avoir perdu leur marine; il est vrai, qu'ils sont un peu les très humbles et très obéïssants serviteurs des Russes; mais aussi ils ont leur liberum veto, et du vin de Tockai. Je suis fâché pour la liberté, que j'aime de tout mon cœur, que cette Liberté même, empèche la Pologne d'être puissante. Toutes les nations se forment tard; je donne encor cinq cent ans aux Polonais pour faire des étoffes de Lyon, et de la porcelaine de Sêv[r]e. Adieu, Monsieur, conservez moi vos bontés; faites souvenir de moi vôtre gros ambassadeur, et soyez persuadé du tendre et respectueux attachement avec lequel je serai toute ma vie, Monsieur, vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire