1760-02-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Michel Hennin.

Monsieur,

Vous êtes bien bon de vous ressouvenir de moi, lorsqu'après avoir vû le Pausilipe, vous allez revoir les salines de Polognes; j'aimerais comme vous L'Italie, s'il n'y fallait pas demander permission de penser à un Jacobin; mais je n'aimerais pas la Pologne quand même on y penserait sans demander permission à personne.
Je vous souhaitte beaucoup de plaisir, et à Mr le Marquis de Paulmy, avec les palatins et palatines. Tâchez surtout de conserver vôtre santé dans vos voyages. Autrefois, on envoyait chez les Suisses et chez les Polonais, des hommes vigoureux, qui tenaient tête à table aux deux républiques. Aujourd'huy on n'y envoye que des gens d'Esprit; leur seule instruction était, bibat aut moriatur, mais il parait qu'aujourd'hui leur instruction est de plaire.

Vous avez, Monsieur, à la tête des affaires étrangères, un homme d'un rare mérite, bien fait pour connaître le vôtre. Je le suis passionément attaché par inclination, et par reconnaissance. Il donnera sûrement à son ministère plus de force et de noblesse qu'il n'en a eu jusqu'ici. Je souhaitte qu'il soit aussi aisé d'avoir de l'argent qu'il lui est naturel d'avoir de grands sentiments.

Vous m'étonnez beaucoup, Monsieur, de dire que vous repasserez par Berlin; je me flatte au moins, que vous ne verrez pas le roy de Prusse à Dresde; jamais prince n'a donné plus de batailles et fait plus de vers; plût à Dieu que pour le bien de l'Europe vous le trouvassiez à Sans Soucy fèsant un opera. Vous trouverez le Roy de Pologne moins poëte et moins guerrier, mais vous ferez la Sainte Hubert avec lui, et c'est une grande consolation. Vous aurez le plaisir de voir en passant, l'armée Russe, couchée sur la neige, et vous l'exhorterez à aller coucher à Leipsick.

Aureste, Monsieur, je conçois que cette sorte de vie doit vous être très agréable, ce sont toujours des objets nouveaux, vous avez le plaisir de vous instruire continuellement, et de servir le roy. Celà vaut bien les soupers de Paris, où de mon temps, tout le monde parlait à la fois sans s'entendre. Je ne crois pas qu'aujourd'huy nôtre capitale ait lieu de penser qu'on n'est bien que chez elle. Je suis bien sûr que vous ne la regretterez pas plus dans vos voyages, que moi dans ma retraitte; il faudrait être bien bon pour croire qu'on ne peut être heureux que dans la paroisse de St Sulpice, ou de St Ustache. Vous verrez probablement de grands événements; c'est le nord qui est le grand Théâtre, mais c'est l'Angleterre qui joüe le plus beau rolle; le nôtre n'est pas aujourd'hui bien brillant; mais Mr de Paulmy et vous, vous serez comme Baron et La Champ-mélé, qui fesaient valoir les pièces de Pradon.

Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main, étant un peu malingre. Les sentiments de mon cœur pour vous n'en sont pas moins vifs, je me vante d'avoir senti tout d'un coup tout ce que vous valez; je vous prie de me conserver un peu d'amitié; je suis entièrement à vos ordres, et c'est avec tous les sentiments que vous méritez que j'ai l'honneur d'être passionément

Monsieur

Votre très humble et très obéïssant serviteur

Si vous et mr de Paulmy vous étiez d'honnêtes gens vous passeriez par chez nous.

Voltaire