Varsovie 10 sept. 1761
M.,
On me dit que vous ne recevez plus de lettres sans sçavoir de qui elles sont, c'est vous épargner bien de l'ennui; mais aussi tous les honêtes gens qui vous sont attachés ne peuvent pas se donner les airs de contresigner.
Il peut même s'en trouver qui achètent leurs cachets tout faits sur les quais. Quoiqu'il en soit, vous permettez sans doute à ceux que vous avez eû la bonté de recevoir et d'inviter chez vous, de se faire écrire quelquefois à votre porte. Je suis donc rassuré sur le sort de ma lettre.
Je ne sçais m. comment j'ai laissé passer un an sans avoir l'honneur de vous écrire, tout contribuant à me rappeller le peu de jours que j'ai eu l'avantage de passer avec vous, et les marques d'amitié dont vous m'aviez comblé. Je vis ici avec des personnes qui s'occupent beaucoup de vos ouvrages et de vos délassemens, et nous vous devons le rire le plus vrai qui nous échappe depuis quelque tems.
Quelqu'idée que les Allemands ayent tâché de vous donner des Polonois, je puis vous assure[r] que cette nation est beaucoup plus susceptible des sentimens agréables que la Tudesque. Il ne manque ici que des encouragemens. Varsovie est déjà une grande ville, elle augmente tous les jours et se rapproche à beaucoup d'égards des autres capitales. Dans le reste du pays, les mœurs et les usages tiennent encore beaucoup du Sarmate, et si le gouvernement ne change, tout doit y rester longtems dans le même état. Les grands seigneurs sont forcés d'errer à la manière des Princes arabes pour aller manger les denrées de leurs terres qui sans cela ne seroient d'aucun produit. L'expérience leur a appris à suppléer dans ces voyages à toutes les commodités sédentaires, aussi font ils souvent vingt ou trente lieues pour aller rendre une visite et diner avec un ami.
Je suis fâché m. que les circonstances ne vous ayent pas porté du côté de la Pologne. Il me semble que rien n'auroit été plus intéressant pour un historien philosophe, que d'approfondir les causes de l'affoiblissement extrême de cette nation, d'examiner comment une anarchie peut subsister sans des malheurs éclatans, et de prévoir comment, quand et par qui un peuple qui n'a plus ni loix stables ni puissance, sera anéanti ou rétabli dans son ancien lustre.
Vous seul m. auriez pu trouver la solution de ces problèmes dans les annales du monde qui vous sont si familières, et dans la connoissance parfaite du cœur humain. Vous eussiez porté la certitude de l'évidence où j'ose àpeine hasarder des conjectures probables; mais vous faites mieux, vous jouissez paisiblement de vos travaux et de votre gloire. Vous laissez les politiques se tourmenter de l'avenir, et ne songez qu'à rire du présent. Grâce à nos chers compatriotes dussiez vous égaler l'âge des Patriarches, vous ne manquerez jamais de fonds pour une aussi douce occupation.
Que de plaisir n'aurois-je pas monsieur si le sort, qui me balotte d'un bout de l'Europe à l'autre, me conduisoit encore dans vos belles contrées. Durfé les avoit rendues célèbres, mais il n'a peint que l'amour, j'y reverrois le peintre de toute la nature. Je lui dirois de bon cœur: Or baille moi la joyeuse recette, et après l'avoir écouté quelque tems, j'irois prendre la bêche de Candide, car il eut raison.
J'ai l'hr.