1753-12-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'ai donc reçu ma chère enfant vos deux lettres datées de votre chaise longue.
Vous êtes donc hors d'affaire. Je n'ay donc plus que mes maux, et je suis content. Dites bien à votre sœur à quel point j'ay été touché de ses lettres. Je n'ay rien vu de ses crayons mais je suis très satisfait de sa plume. Elle a de l'esprit, elle vous aime. Dieu vous bénisse touttes deux en ce monde.

Mr de Tibouville vous a t'il tenu compagnie? Il peut àprésent me donner ses ordres sur Zulime tant qu'il voudra. Votre santé me rendra presque du génie. Et mr d'Argental? Hélas je ne luy écris point. Que mander de ma solitude? Mais j'aime sans écrire. J'ay toujours au pied mon ulcère qu'on avait pris pour la goutte. Je remercie dieu de m'avoir envoyé ce mal dans un temps où il faut que je sois sédentaire. Me voylà comme Philoctete dans son isle. Des Mollards voulait faire jouer Philoctete en grec sur notre petit téâtre. C'est à moi à jouer ce premier rôle.

Je vous remercie bien tendrement d'avoir exigé de mr de Malzerbe qu'on ne laisse point entrer cette malheureuse édition informe de ma très informe histoire, non universelle. C'est le libraire du roy de Prusse qui l'a imprimée, et le roy de Prusse avait le manuscrit. Il prétend pourtant ce libraire l'avoir achetée d'un valet de chambre du prince Charles de Lorraine à Bruxelles.

Somme totale je tremble pour la pucelle. Ce coup m'achèvera et je m'y attends, et vous aurez raison pour lors de m'appeller avanturier. Car ce sera une avanture à faire errer son chevalier. Touttes ces idées cruelles disparaissent àprésent et ne me laissent de sensibilité que pour votre convalescence. Je suis bien sûr que vous allez vous ménager. Donnez moy cette marque que vous daignez m'aimer.

J'ay cru devoir écrire il y a quelque temps à Cideville. J'ay adressé ma lettre à Rouen. Point de réponse. Il est piqué sans doute que je vous aye empêchée d'aller à Launay. Plus vous êtes innocente, ma chère enfant, moins il l'est. Mandez moy je vous en conjure si vous êtes quitte de votre oppression de poitrine. Pour moy je souffre une autre oppression avec une patience qui ne se dément pas. La maladie qui qui quelquefois m'accable, et la vôtre qui me tuait avaient pu m'arracher quelques imprécations contre le séjour de Colmar qui m'éloigne de vous. Mais tous lieux me sont égaux loin de celuy où vous êtes. J'ay trouvé icy des gens instruits et des livres, et un homme de lettres est bien partout. Mon séjour icy, d'ailleurs, m'est devenu nécessaire. C'est bien vous qui m'êtes nécessaire; mais Ericar est Ericar. Il y a icy un officier nommé mr Daigremont qui vous a vue à Strasbourg et qui par conséquent meurt d'envie de vous voir à Paris. J'en dis autant.