9 novembre [1755]
Mon cher ange je suis toujours pénétré de vos bontez pour les chinois.
Vous devez avoir reçu deux exemplaires un peu corrigez mais non autant que vous et moy le voudrions. J'ay dérobé quelques moments à mes travaux historiques, à mes maladies, à mes chagrins pour faire cette petite besogne. La malignité qu'on a eue de placer monsieur de Tibouville dans cet impertinent manuscrit qui court, et de luy montrer cette infamie m'a mis au désespoir. Il est vray qu'on l'a mis en grande compagnie. Les polissons qui défigurent et qui vendent l'ouvrage ne s'épargnent pas. Ils fourent tout le monde dans leurs caquets. Je me flatte que vous ferez avec M. de Tibouville votre ministère d'ange consolateur.
J'ay vu pendant neuf jours vos deux pèlerins d'Emmaüs. C'est véritablement une neuvaine qu'ils ont faitte. Ils m'ont paru avoir baucoup d'esprit et de goust et je crois qu'ils feront de bonnes choses.
Pour moy mon cher ange je suis réduit à planter. J'achève cette mauditte histoire générale qui est vaste tableau faisant peu d'honneur au genre humain. Plus j'envisage tout ce qui s'est passé sur la terre plus je serais content de ma retraitte, si elle n'était pas trop éloignée de vous.
Si madame Dargental a si longtemps mal au pied il faut que Mr de Châtaubrun luy dédie son Philoctete. Mais ce pied m'allarme.
Je reçois dans ce moment, une ode sur la mort intitulée de main de maitre. Elle m'arrive d'Allemagne, et il y a des vers pour moy. Tout cela est bien plaisant, et la vie est un drôle de songe. Je ne rêve pourtant pas en vous aimant de tout mon cœur. Mille tendres respects à tous les anges.