A Colmar 21 septb 1754
Je vous obéis avec douleur mon cher ange.
L'état de ma santé me rend bien indiférent sur une pièce de téâtre et ne me laisse sensible qu'au chagrin d'envisager que peutêtre je ne vous reverrai plus. Mais je vous avoue que je serais infiniment affligé si j'étais exposé à la fois à des dégoûts à l'opéra et à la comédie, immédiatement après l'affliction que cette histoire universelle m'a causée. Amusez vous mon cher ange avec vos amis, de mes tartares et de mes chinois qui ont au moins le mérite d'avoir l'air étranger. Ils n'ont que ce mérite là. Ils ne sont point faits pour le téâtre, ils ne causent pas assez d'émotion. Il y a de l'amour, et cet amour ne déchirant pas le cœur le laisse languir. Une action vertueuse peut être aprouvée sans faire un grand effet. Enfin je suis sûr que cela ne réussirait pas, que les circomstances seraient très peu favorables, et que les allusions de la malignité humaine seraient très dangereuses. Les personnes sur les quelles on ferait ces applications injustes, se garderaient bien je l'avoue de les prendre pour elles, de s'en fâcher, d'en parler même, mais dans le fonds du cœur elles seraient très piquées, et contre moy, et contre ceux qui auraient donné la pièce. Elles la feraient tomber à la cour. C'est bien le moins qu'elles pussent faire. Qui jamais aprouvera un ouvrage dont on fait des applications qui condamnent notre conduitte? Je vous demande donc en grâce que cet avorton ne soit vu que de vous et de vos amis.
J'ay donné mon consentement à la représentation de ce malheureux opéra de Prometée comme je donne mon consentement à mon absense qui me tient éloigné de vous. Je soufre avec douleur ce que je ne peux empécher. On m'a fait assez sentir que je n'ay aucun droit de m'opposer aux représentations d'un ouvrage imprimé depuis longtemps, dont la musique est aprouvée des connaisseurs de l'hôtel de ville, et pour le quel on a déjà fait de la dépense. Je sçais assez qu'il faudrait une dépense royale et une musique divine pour faire réussir cet ouvrage. Il n'est pas plus propre pour le téâtre lirique, que les chinois pour le téâtre de la comédie. Tout ce que je peux faire c'est d'exiger qu'on ne mette pas au moins sous mon nom les embelissements dont mr de Sireuil a honoré cette bagatelle. Je vois qu'on est toujours puni de ses anciens péchez. On me défigure une vieille histoire universelle, on me défigure un vieil opéra. Tout ce que je peux faire àprésent c'est de tâcher de n'être pas siflé sur tous les téâtres à la fois. Vous jugerez mon cher ange de la nature du consentement donné à Royer par la lettre cy jointe. Je vous supplie de la faire passer dans les mains de Montcriffe, si cela se peut sans vous géner.
J'ay encor pris la précaution d'exiger de Lambert qu'il fasse une petite édition de cette Pandore, avant qu'on ait le malheur de la jouer. Car la Pandore de Royer est toutte différente de la mienne et je veux du moins que ces deux turpitudes soient bien distinctes. Je vous supplie d'encourager Lambert à cette bonne action quand vous irez à la comédie. Je vous remercie tendrement de Mahomet et de Rome. Vous consolez mon agonie. Madame Denis et moy nous nous inclinons devant les anges. Adieu mon cher et respectable amy.
V.