1744-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher amy vous m'avez envoyé le plus joly journal qu'on ait jamais fait.
Pardonnez si je répons en prose à des vers si aimables. Je ne pourois pas même vous payer en vers. Je suis d'ailleurs presque glacé par mon ouvrage pour la cour. Je me représente un dauphin et une dauphine ayant toutte autre chose à faire qu'à écouter ma rapsodie. Comment les amuser, comment les faire rire? Moy travailler pour la cour! J'ay peur de ne faire que des sottises. On ne réussit bien que dans des sujets qu'on a choisis avec complaisance.

Cui lecta potenter erit res
nec facundia deseret hunc nec lucidus ordo.

Moliere et tous ceux qui ont travaillé de commande y ont échoué. J'espérerois plus de l'opéra de Prometée parce que je l'ay fait pour moy. Mr de Richelieu l'a donné à mettre en musique à Royer, et le destine pour une des secondes fêtes qu'il veut donner. Or je veu[x] sur cela mon cher amy vous suplier de faire une petite négociation. J'avois il y a quelques mois confié ce Prometée à Madame Dupin, qui vouloit s'en amuser, et L'orner de quelques croches avec m. de Franqueuil et Geliot. Je crois qu'elle ne me saura pas mauvais gré, si mr de Richelieu y fait travailler Royer. C'est un arrangement que je n'ay ny pu ny dû empêcher. Je vous suplie d'en dire un petit mot à la déesse de la bauté et de la musique avec votre sagesse ordinaire. Mais s'il vous plaît que faittes vous à Paris cet été? Seriez vous assez philosofe et assez amy pour passer quelques jours à Cirey? Vous y trouveriez deux personnes qui vous feroient peutêtre supporter la solitude. Quand vous aurez vu et revu Dardanus et l'école des mères venez icy dans l'école de L'amitié. Cette duchesse de Luxembourg dont le nom de batême est belle et bonne, avoit quelque velléité de venir voir comment on vit entre deux montagnes dans une petite maison ornée de porcelaines et de magots. Affermissez la dans ses louables intentions, et soyez le digne écuier de votre adorable gouvernante.

Je vous embrasse tendrement mon cher et ancien amy operum nostrorum candide judex.