1755-07-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange gardez vous de penser que le quatrième et le cinquième magot soient supportables.
Ils ne sont ni bien cuits ny bien peints. L'orphelin était trop oublié. Zamti, qui avait joué un rôle principal dans les premiers actes, ne paraissait plus qu'à la fin de la pièce. On ne s'intéressait plus à luy, et alors la proposition que sa femme luy fait de deux coups de poignard, un pour luy et un autre pour elle, ne pouvant faire un effet tragique, en faisait un ridicule. En un mot ces deux derniers actes n'étaient ny assez pleins, ny assez forts, ny assez bien écrits. Madame Denis et moy nous n'étions point du tout contents. Nous espérons enfin que vous le serez. Il faut commencer par vous plaire pour plaire au public. Je vais vous envoier la pièce. Elle ne sera pas peutêtre trop bien transcritte mais elle sera lisible. Le Roy de Prusse m'a repris un de mes petits clercs pour en faire son copiste. C'était un jeune homme de Potsdam: j'ay rendu à Cesar ce qui apartient à Cesar, et il ne me reste plus qu'un scribe qui a bien de la besogne en vers et en prose. Ce n'est pas une petite entreprise pour un malade de corriger tous ses ouvrages, et de faire cinq actes chinois. Mais mon cher ange quel temps prendrez vous pour faire jouer la pièce? Pour moy je vous avoue que mon idée est de laisser passer tous ceux qui se présentent, et surtout de ne rien disputer à Monsieur de Châtaubrun. Il ne faut pas que deux vieillards se battent à qui donnera une tragédie, et il vaut mieux se faire désirer que de se jetter à la tête. J'imagine qu'il faudrait laisser l'hiver à ceux qui veulent être jouez l'hiver. En ce cas il faudrait attendre pâques prochain, ou jouer à présent nos chinois. Il y aurait un avantage pour moy à les donner àprésent; ce serait d'en faire la galanterie à Madame de Pompadour pour le voiage de Fontainebleau. Il ne m'importe pas que l'orphelin ait baucoup de représentations. J'en laisse tout le profit aux comédiens et au libraire, et je ne me réserve que l'espérance de ne pas déplaire. Si cette pièce avait le même succez qu'Alzire, à qui made Denis la compare, elle servirait de contrepoison à cette héroine d'Orleans qui peut paraître au premier jour; elle disposerait les esprits en ma faveur. Voilà surtout l'effet le plus favorable que j'en peux attendre. Je crois donc dans cette idée que le temps qui précède le voiage de Fontainebleau, est celuy qu'il faut prendre. Mais je soumets touttes mes idées aux vôtres.

J'envoye l'ouvrage sous l'enveloppe de Mr de Chauvelin. Je vous prie Mon divin ange de le donner à Mr le maréchal de Richelieu, qu'il le fasse transcrire s'il veut pour luy et pour made de Pompadour si cela peut les amuser.

J'ay cru devoir envoier à Tiriot en qualité de trompette cet autre ancien ouvrage dont nous avons tant parlé. J'aime bien mieux qu'il coure habillé d'un peu de gaze, que dans une vilaine nudité, et tout estropié. On le trouve icy très joli, très gai, et point scandaleux. On dit que les contes de la Fontaine sont cent fois moins honnête. Il y a bien de la poésie, bien de la plaisanterie, et quand on rit, on ne se fâche point. Surtout nulle personalité. Enfin on sait qu'il y a trente ans que cette plaisanterie court le monde. La seule chose désagréable, qu'il y aurait à craindre, ce serait la liberté que bien des gens se sont donnée de remplir les lacunes comme ils ont pu, et d'y fourer baucoup de sottises qu'ils ont ajouté aux miennes.

Mon cher ange je suis bien bon de songer à tout cela. Tout le monde me dit icy que je dois jouir en paix de mon charmant hermitage. Il est bien nommé les Délices mais il n'y a point de délices si loin de vous. Mille tendres respects à tous les anges.

V.