aux Delices 18 juillet [1755]
Vous devez mon cher ange avoir reçu, et avoir jugé notre orphelin.
Je n'étais point du tout content de la première façon, je ne le suis guères de la seconde. Je pense que le petit morceau cy joint est moins mauvais que celuy au quel je le substitue. Et voicy mes raisons. Le sujet de la pièce est l'orphelin. Plus on en parle, mieux l'unité s'en trouve. La scène me parait mieux filée, et les sentiments plus forts. Il me semble que c'était un très grand défaut que Zamti et Idamé eussent des choses si embarassantes à se dire, et ne se parlassent point. Plus la proposition du divorce est délicate, plus le spectateur désire un éclaircissement entre le femme et le mari. Cet éclaircissement produit une action, et un nœud. Cette scène prépare celle du poignard au 5ème acte. Si Zamti et Idamé ne s'étaient point vus au quatrième, ils ne feraient nul effet au cinquième. On oublie les gens qu'on a perdus de vue. Le parterre n'est pas comme vous mon ange, il ne fait nul cas des absens. Zamti ne reparaissant qu'à la fin seulement pour donner à Gengis occasion de faire une belle action, serait très insipide. Il en résulterait du froid sur la scène du poignard, et ce froid la rendrait ridicule. Touttes ces raisons me font croire que la fin du quatrième acte est incomparablement moins mauvaise qu'elle n'était, et je crois la troisième façon préférable à la seconde par ce que cette troisième est plus aprofondie. Après ce petit plaidoyé je me soumets à votre arrest. Vous êtes le maitre de l'ouvrage, du temps et de la façon dont on le donnera. C'est vous qui avez commandé cinq actes, ils vous apartiennent. Notre ami le Quien doit avoir un habit. Il faudra aussi que Lambert ait le privilège pour les injures que nous luy avons dites made Denis et moy, et pour l'avoir appelé si souvent paresseux.
Tiriot trompette me mande que Mr Bouret ne luy a point encor fait remettre son paquet. Il soupçonne que les commis en prennent préalablement copie. J'en bénis dieu et je souhaitte qu'il y ait baucoup de ces copies moins malhonêtes que L'original défiguré et tronqué qui court le monde. Je suis toujours réduit à la maxime qu'un petit mal vaut micux qu'un grand. Apropos de nouvaux maux pouriez vous me dire si un certain livreédifiant contre les Buffons, Pope, Diderot, moy indigne, et ejusdem farinæ homines a un grand succez? et s'il y a quelque profit à faire? Il serait bien doux de pouvoir se convertir sur cette lecture et de devoir son salut à l'autheur. Adieu mon cher et respectable ami, je vous dois ma consolation en ce monde.
Je dois vous mander que Mr de Paulmi et monsieur de la Valette, intendant de Bourgogne, ont pleuré tout deux à notre Orphelin. Mr de Paulmi n'a pas mal lu le quatrième acte, nous le jouerons dans ma cabanne des délices, nous y bâtissons un petit téâtre de marionettes. Geneve aura la comédie malgré Calvin.
J'ay envoyé à M. le maréchal de Richelieu par mr de Paulmi quinze chants honnêtes de ce grave poème épique. Je luy ay promis que vous luy communiqueriez l'orphelin. Voylà un compte très exact des affaires de la province. Donnez nous vos ordres, et aimez nous.
V.
Mr le m. de Richelieu nous aprend le bruit cruel qui court que je fais imprimer à Geneve cet ouvrage qu'on vend manuscrit à Paris à tout le monde, et que je le gâte. Il n'y a rien de plus faux, ny de plus dangereux, ny de plus funeste pour moy qu'un pareil bruit. Je suis bien à plaindre. Faut il que j'aye aimé made Duchastelet? C'est par elle que cette pucelle a transpiré. J'expie tristement une peccadille de trente ans.