8 8bre 1755
J'ai beaucoup d'obligations, Mademoiselle, à Mr et à made d'Argental, mais la plus grande est la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire.
J'ai fait ce que j'ai pu pour mériter leur indulgence; et je voudrais bien n'être pas tout-à-fait indigne de l'intérêt qu'ils ont daigné prendre à un faible ouvrage, et des beautés que vous lui avez prêtées; mais à mon âge on ne fait pas tout ce qu'on veut. Vous avez à faire dans cette pièce à un vieil auteur et à un vieux mari, et vous ne pouvez échauffer ni l'un ni l'autre. J'ai envoyé à Mr d'Argental quelques mouches cantarides pour la dernière scène du quatrième acte, entre votre mari et vous; et comme j'ai, selon l'usage de mes confrères les barbouilleurs de papier, autant d'amour propre que d'impuissance, je suis persuadé que cette scène serait assez bien reçue, surtout si vous vouliez réchauffer le vieux mandarin par quelques caresses dont les gens de notre âge ont besoin, et l'engager à faire, dans cette occasion un petit éffort de mémoire et de poitrine.
Au reste, Mademoiselle, je vous supplie instamment de vouloir bien conserver sans scrupule ces deux vers au 1er acte:
Voilà ce que cent voix en sanglots superflus,Ont appris dans ces lieux à mes sens éperdus.
Vous pouvez être très-sûre que les sanglots n'ont pas d'autre passage que celui de la voix, et si on n'est pas accoutumé à cette expression, il faudra bien qu'on s'y accoûtume.
Je vous demande,
C'est done là leur destin? quel changement ô cieux!
au lieu de celui-ci,
Quel récit! quelle horreur! qu'entends-je, justes cieux!
Vous sentez que le mot de récit n'est pas soutenable.
Je demande instamment que l'on conserve,
Ont au lieu de la mort annoncé L'esclavage.
Je vous demande grâce aussi pour ces vers,
Les femmes de ces lieux ne peuvent m'abuser,Je n'ai que trop connu leurs larmes infidèles.
Le parterre ne hait pas ces petites éxcursions sur vous autres, Mesdames.
Je prie Gengis de vouloir bien dire quand vous paraissez,
Que vois-je? est-il possible! ô ciel, ô destinée!Ne me trompé-je point? est ce un songe, une erreur!C'est Idamé, c'est elle, et mes sens etc.
Je suppose que vous ménagez votre entrée de façon que Gengiskan a le temps de prononcer tout ce bavardage.
Je demande instamment qu'on rétablisse la dernière scène du troisième acte, telle que je l'ai envoyée à Mr d'Argental. Elle doit faire quelque éffet si elle est jouée avec chaleur, du moins elle en faisait lorsque je la récitais, quoique j'aye perdu mes dents au pied des Alpes.
Il me parait absolument éssentiel que tout le rolle de Gengis demeure tel que je l'ai imprimé avec les petites corrections que j'ai envoyées depuis peu. Je ne peux pas concevoir comment on a pu ôter de votre rôle ce vers au 4éme acte,
Les loix vivent encor, et l'emportent sur vous.
C'est assurément un des moins mauvais de la pièce, et un de ceux que votre art ferait le plus valoir. Il n'est pas possible de soutenir le vers qu'on a mis à la place:
Mon devoir et ma loi sont audessus de vous;Je vous l'ai déjà dit.
Vous sentez qu'un devoir audessus de quelqu'un n'est pas une expression française, et ce malheureux Je vous l'ai déjà dit ne semble être là que pour avertir le public que vous ne devriez pas le redire encore.
Votre scène cinquième au 4ème acte avec Asséli doit être récitée telle qu'elle est imprimée.
La dernière scène du 4ème acte est entre les mains de Mr d'Argental, je vous l'ai déjà dit;dans cette dernière scène, que par parenthèse je trouve trèsbonne, je voudrais que Zamti eût l'honneur de vous dire,
Ne parlons pas des miens; laissons notre infortune,Mon intérêt n'est rien dans la perte commune.Il doit s'anéantir; Idamé, souviens-toiQue mon devoir unique est de sauver mon roi.
Je voudrais que le 5ème acte fût joué tel qu'il est imprimé. J'ai de fortes raisons pour croire que votre scène avec Octar ne doit point être tronquée, et pour que vous disiez:
Si j'obtenais du moins avant de voir un maîtreQu'un moment à mes yeux mon époux pût paraître etc.
Une de ces raisons, c'est qu'il me paraît très convenable qu'Idamé, qui a son projet de mourir avec son mari, veuille l'exécuter sans voir Gengis et que remplie de cette idée, elle hasarde sa prière à Octar. D'ailleurs j'aime fort ce brutal d'Octar, et je voudrais qu'il parlât encore davantage.
Je vous demande pardon, Mademoiselle, de tous ces détails. Maintenant si M. de Crébillon, ou M. de Châteaubrun, ou quelques autres jeunes têtes de mon âge, n'ont ni tragédies ni comédies nouvelles à vous donner pour votre St Martin, et si votre malheur vous force à reproduire encore au théâtre les cinq magots chinois, je vous enverrais la pièce avec le plus de changements que je pourrais; j'attendrais sur cela vos ordres. Mais voici ce que je vous conseillerais. Ce serait de jouer Mariamne à la rentrée de votre parlement. Ce rôle est trop long pour Melle Gaussin, qui ne doit pas d'ailleurs en être jalouse. Vous feriez réussir cette pièce avec Mr Lekain, qui joue, dit on, très bien Hérode. Vous joueriez après cela Idamé si le public redemandait la pièce; j'aurais le temps de la rendre moins indigne de vous.
Je vous demande pardon d'une si longue lettre, que le triste état de ma santé m'a obligé de dicter. Je vous présente mes très sincères remerciements etc.