1753-12-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange vous vous mêlez donc aussi d'être malade?
nous étions inquiets de vous, la fille de Monime et moy, et nous nous écrivions des lettres tendres pour savoir si l'un de nous n'avait pas de vos nouvelles. Comment avez vous fait pour ne plus sortir vers les quatre heures et demie? Je crois que vous avez été bien étonné de rester chez vous. Je n'ay ny de santé ny de chez moy, mon cher ange, mais je suis acoutumé à ces maux là; et je ne le suis point aux vôtres. Vous avez été attaqué dans votre fort, si vous avez eu mal à la tête. C'est une de vos meilleures pièces. Votre tête vaut bien mieux que la mienne. La vôtre vous a rendu heureux, la mienne m'a fait très malheureux, et les têtes des autres me retiennent encor vers les bords du Rhin. Les mains de Jean Neaume, libraire de la Haye, viennent de me faire de nouvelles playes; et c'est encor un surcroît de misère d'être obligé de plaider devant le public. C'est un fardeau et un avilissement. On ne peut se dérober à sa destinée. Qui aurait cru que mes dépouilles seraient prises à la bataille de Sore, et seraient vendues dans Paris? On prit l'équipage du Roy de Prusse dans cette bataille au lieu de prendre sa personne, on porta sa cassette au prince Charles. Il y avait dans cette cassette grise-rouge de l'avare force ducats avec cette histoire universelle et des fragments de la pucelle. Un valet de chambre du prince Charles a vendu l'histoire à Jean Neaume, et les papillotes de la pucelle sont à Vienne. Tout cela compose une drôle de destinée. Je soufre autant que Scaron, et je barbouille plus de papier que St Augustin. J'avais fait une histoire de L'empire que madame la duchesse de Saxe Gotha m'avait commandée comme on commande des petits patez. J'avais cousu dans cette histoire de l'empire quelques petits lambeaux de l'universelle. J'étais en droit d'employer mes matériaux. Jean Neaume me coupe la gorge. Comment voulez vous que je songe àprésent à Jean le Kien? Je ne songe àprésent qu'à la cuisse de ma nièce, et à mon pied de Philoctete; mais surtout à vous mon cher ange, à madame d'Argental et à vos amis. Je vous embrasse bien tendrement, j'ay besoin d'une tête comme la vôtre pour supporter tous les chagrins dont je suis circomvenu, et malheureusement je n'ay que la mienne. Mon cœur qui est plus sain vous adore.

V.