à Colmar 23 janvier [1754]
On m'avait dit madame que vous étiez à Andelau et on me dit àprésent que vous êtes à l'ile Jar.
Je regrette toujours ce séjour quoy qu'il soit en plein nord. Il y a bientôt trois mois que je ne suis sorti de ma chambre. J'en sortirais assurément si j'étais dans votre voisinage. Je préférerais surtout cette petite maison de campagne qui est près de votre isle, à l'hôtel du maréchal de Coigni. N'y aurait il pas moyen de conclure cette affaire, et de louer cette maison meublée? Il serait bien doux de venir jouir le soir de votre charmant entretien et de celuy de votre amie après avoir souffert et travaillé tout le jour. Car de la manière dont ma vie solitaire est arangée, vivre à l'hôtel du maréchal de Cogni ce serait être à cent lieues de vous.
Cet abrégé de l'histoire universelle dont vous m'avez parlé, est un ouvrage ridiculement imprimé où il y a autant de fautes que de lignes. Le roy de Prusse est bien destiné à me persécuter. Je luy avais donné il y a plus de treize ans ce manuscrit très informe. Il prétendit l'avoir perdu à la bataille de Sore, lorsque les houzards autrichiens pillèrent son bagage. Cependant on luy rendit tout jusqu'à son chien. Il se trouve aujourduy que c'est son libraire qui débite ce manuscrit tronqué, altéré, méconnaissable. Il prétend ce libraire, qu'il l'a acheté d'un valet de chambre du prince Charles. Tout ce que je sçai c'est qu'on en a été très scandalizé à la cour, et que j'ay eu baucoup de peine à apaiser les rumeurs qu'il a causées. Cette affaire particulière m'a baucoup tourmenté dans le temps que la confusion des affaires générales me fait perdre mon bien. Je n'ay de consolation que dans le travail et dans la retraitte, mais il me faudrait une retraitte auprès de l'ile Jar. Je ne peux jeûner et prier comme le conseille mr de Baufrémont. J'ay pourtant autant de droits au paradis qu'aucun français. Mais vous madame, qui aviez tant de droits aux félicitez de ce monde, comment gouvernez vous votre santé, comment vont les affaires de votre famille? J'ay bien peur que vous ne soyez environnée de choses tristes! je ne vois que des injustices et des malheurs. Conservez votre santé et votre courage. Vous mande t'on quelque chose de Paris? y a t'il quelque nouvelle sottise? que le milieu du dix huitième siècle est sot et petit! je souhaitte cependant que vous en puissiez voir la fin. Adieu madame, je voudrais être votre courtisan aussi assidu que respectueusement attaché.
V.