1753-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant votre état me tourmente si fort, que je ne peux m'empêcher de vous en demander encor des nouvelles, quoyque j'en attende par le premier courier, et qu'il y ait sûrement une lettre de vous en chemin.

Je pars dans quelques jours pour ma solitude auprès de Colmar. On dit que je vais à Paris. Je suis très aise qu'on le croye. Eh bien on dira que j'allais à Paris et que je suis retombé malade à Colmar, mais aussi on demandera pourquoy vous ne venez pas me garder. C'est que vous avez vous même besoin qu'on vous garde. Dieu disposera du reste. Avez vous lu la lettre de Mr de Baufrémont aux incendiez de Clervaux: qu'ils prient, dit il, qu'ils jeûnent, qu'ils glorifient dieu, le reste viendra. Il faut que les Klinglin aient prié et jeûné, car ils ont gagné leur procez. C'est un grand événement pour Strasbourg. Il y a icy une comtesse de Lutsbourg, sœur du vieux préteur qui est mort en prison, femme aimable, femme du monde qui a été longtemps à la cour, mon ancienne amie, ma consolation dans la solitude; elle ne me parle que de vous. Elle regrette bien de ne vous avoir point vue. Mais qui ne m'en parle pas? Les Anglais, les Hollandais, les Suisses qui passent par Strasbourg s'intéressent à votre épouvantable avanture comme si elle s'était passée hier. Le Duc de Richemont voulait m'emmener en Angleterre. Les Suisses veulent m'enlever pour Lauzane. Ma solitude n'a point désempli de gens qui sont stupéfaits et indignez. On dit que le Roy de Prusse commence à se repentir, et qu'il vous enverra un présent. Ce sera à vous à consulter s'il faut que vous le receviez. Mon avis est pour la négative.

Cherier me mande qu'il pourait aller voir madame Daurade qu'on dit incommodée. Je me recommande à ces deux bons amis. Il me semble qu'ils ont une maison près d'Orleans dans un fauxbourg si je ne me trompe ou sur le chemin d'Orléans ou d'Auxerre. C'est je crois une maison qu'ils louent. N'irez vous pas y passer quelque temps avec eux? Je voudrais être de la partie, dès que j'aurai fini icy ma besogne. Comptez ma chère enfant que je voudrais adoucir le souvenir de la barbarie de Francfort en vous consacrant tous les moments du reste de ma vie. Irez vous à Fontainebleau? Votre santé doit vous en empêcher. D'ailleurs il ne faut pas se prodiguer. Rien n'est si triste que de se montrer en demandeuse. Ne demandons rien et résignons nous. Attendons, prions et jeûnons, le reste viendra. On dit que Frémont ne sera pas longtemps en état de donner les deux grelots au pauvre Giraut. C'est un grand misérable que l'abbé Godin. Pour le cousin de Denis je crois que les harangères luy donneraient des souflets avec des queues de carpe. Quel coquin! quel fou! Cedeville espère baucoup de la grand'femme. Il me mande qu'il y a des choses agréables sur le tapis. Mais encor une fois ma chère enfant envoyez moy ma malle. L'abbé Dédie avoue que mes mains sont enflées. Il s'est rétracté d'une manière bien édifiante, et a été fort scandalizé de ce que je ne suis pas à Paris pour un mal si considérable. Mais sanctifions nous, le reste viendra. Où est notre cher ange? Je l'embrasse presque aussi tendrement que vous.

V.