1753-09-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant j'ay reçu votre numéro i après votre numéro 2.
Madame De Frenee qui est a Plombieres me l'a renvoyé de ce pays là. Si vous l'aviez fait tenir à son fils je l'aurais eu en son temps, mais il n'y a rien de gâté. Tous vos nu méros sont charmants. Je reçus il y a longtemps la lettre adressée à mr Gaiot, mais il n'y avait point de Bernard. Apparemment qu'on oublia de le mettre dans le paquet. Vous savez que depuis j'ay reçu le second Bernard, et que je l'ay remercié. Je vous ai mandé ma chère enfant une partie de mes réflexions sur le Varaton. Il est clair que le cousin Denis est un mal vivant que Dieu punira tost ou tard. Je suis presque aussi mécontent de mr Hericard que de notre ami du Billon. C'est un pauvre homme que ce mr Hericart. Je pourais luy rendre plus de services qu'il ne pense, mais il faudrait faire un petit tour à Paris, et je suis toujours dans ma solitude auprès de Strasbourg, absolument seul. Il n'y a personne dans la maison que mes gens, et aucune madame Lange. Il se poura même que je n'aille point à Strasbourg, et que je choisisse une retraitte plus profonde. Je ne répons de rien. Je pourais ensuitte aller à Lunéville. Je pourais voir en passant ce petit bien sur le quel vous avez hippotèque. En quelque endroit que j'aille, j'y porterai ma résignation. Mais je vous prie de considérer que nous n'aurions pu trouver les appartements prêts chez Cideville qu'à la fin d'octobre au plustôt, que nous n'aurions pu nous y établir qu'en novembre, qu'il eût été ridicule et triste pour moy de faire le tour des fauxbourgs de Paris sans y rentrer, y ayant ma maison et des affaires, que je suis malade, et que je dois toujours espérer que Bagieu me fera prendre sous ses yeux le remède de Desmourettes, surtout quand Gervasi mandera mon état et le besoin que j'ay de ce remède. Vous pouvez fort bien dire au Frémont que c'est sur Desmourettes et Bagieu que je fonde la légère espérance de ma guérison. Je suis fâché ma chère enfant que vous ayez parlé des Chinois. Je vous prie instamment que cela demeure dans le plus profond secret, attendu qu'avec le temps on peut en faire quelque chose de très intéressant et de bien neuf. Ne parlez pas non plus de l'ouvrage où mon professeur d'histoire donne ses soins. Il le rendra exact, et je tâcherai de le rendre amusant. Cela sera prêt au mois de janvier, et poura faire du bien. Mais ma chère enfant c'est votre santé dont il s'agit, c'est là le premier objet. La retraitte de Cideville n'eût pas été propre à vous rétablir. Quelque parti que vous preniez je serai à vos ordres quand il le faudra. Je voudrais bien que ce que madame Daurade imagine, fût vray. Cette femme est adorable. Je l'aime autant que vous même. Je serais enchanté que ses craintes fussent bien fondées. Mandez moy bien exactement ce que vous en pourez découvrir. Ira t'elle à Fontainebleau? Est il vrai qu'on a brûlé cette impertinente lettre sur la vie privée du Roy de Prusse? Je voudrais qu'on en brûlast l'autheur! surtout si c'est la Baumelle. Est il vrai qu'on a brûlé une requête des comédiens? Est il vray que vos cervaux sont brûlez? et que vous ne faittes que des sottises? qu'il y a un tiers party de relligion anti moliniste et anti janséniste, et qu'on les coffre par douzaines? Est il vray qu'on fait une lotterie de soixante millions assignée sur l'argent qu'on n'a point? Est il vrai qu'on n'écrit plus que des misères? Ne me dites rien sur tout cela si vous voulez, mais parlez moy de vous, de votre santé, de me Daurade et de ses projets. A l'égard de Cidevile j'aime mieux lui rembourser ses cinq mille francs, que d'aller à présent chez luy. Je donnerai les 5000lt à l'abbé du Renel, et Cideville vous en fera une rente foncière. Apropos pardon, je ne vous ai point encor renvoyé votre boete. C'est que je n'ay pas remis le pied à Strasbourg. Il me vient quelquefois du monde, et je m'enfuis. Une caverne ou vous, voylà ma vie. Je me porte bien deux heures. Je suis deux heures dans les tourments. Je travaille quand je ne soufre pas, et quand je souffre je me mets au lit. Je peux vivre, je peux mourir demain, donc il me faut ces lettres et ces papiers, car j'aime la chimère de la postérité, et après vous c'est ma passion. Adio cara, cara adio.

V.