1753-09-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant, je reçois votre lettre du 2 septembre, mais nulle nouvelle encore de Raveton, point de billet de Bernard, et toujours dans un petit hermitage auprès de Strasbourg.

Vous avez lu sans doute les nouvelles que je vous ay envoyées de ma personne par votre correspondant des manufactures. Ma chère enfant, c'est une étrange manufacture que ma personne, aujourduy du velours de Gennes, et demain de très méchant droguet. Mais je ne suis pas de couleur changeante. Je vous aimerai passionnément tant que j'aurai un cœur. Mais mon corps est dans un triste état au moment que je vous écris. Demain peutêtre il n'y paraitra pas, mais demain vous ne serez pas là. Je voudrais bien que ce que vous soupçonnez de madame Daurade fût vray. J'ay tout autant d'envie de la revoir, mais pourquoy en Normandie, et chez un homme qui se porte toujours bien! Au nom de dieu point de Normandie! Je trouverai bien le moyen de vous aller voir ailleurs. Mais puis que me voylà à Strasbourg il en faut profiter. Il faut toujours achever ce qu'on a commencé. N'en parlez à personne. J'ay icy, comme je vous l'ay mandé, des secours que je n'aurais point ailleurs. Il y a un homme que j'aurais été chercher au bout du monde, et qui se trouve icy tout porté. Il m'aide à faire un ouvrage exact. Je tâcheray qu'il soit sage et intéressant. Cela ne peut faire qu'un très bon effet. Jamais un bon ouvrage n'a rien gâté. Et si on veut tenir parole sur les deux grelots, c'est encore une raison de plus. Et c'est un petit souflet à Cernin qui en mérite de très grands et à tours de bras. Cet ouvrage dont je vous parle est une affaire de trois mois tout au plus, après quoy je vous verrai certainement. Je ne sçai pas où, mais je vous verrai, et ce sera avec transport.

Ouy j'ay reçu vos lettres adressées à Mayence, et celle de votre sœur, et j'y ay répondu, et je vous l'ay mandé rue des deux boules.

Vraiment ce beau portrait de la vie de Potsdam pourait bien être du lord Tirconnel. Il était mordant et dur. Avez vous fait parvenir à l'écossais prussien, ma petite lettre sur cet écrit? Je voudrais qu'il l'envoyast à son maître botté, mais qu'il ne la rendit pas publique.

Il est beau que le duc d'Orleans demande la grâce de la Baumelle, mais que fera t'il donc pour moy, qui ay soutenu l'honneur de sa maison? Quoyque on impute le tableau potsdamiteà ce feu gros Tirconnel, cependant si la datte est vraie, il ne peut être de luy, il faut que la Baumelle en soit l'autheur. Mr Labbé, l'éditeur, en sait et en dira sans doutte des nouvelles. Ce qui est sûr c'est que ce n'est pas moy qui ai fait ce rogaton. J'aurais eu des choses un peu plus fortes à dire; mais je n'en dis ny de fortes ny de faibles. Je travaille et je soufre en silence et avec patience.

Peutêtre on comprendra que j'ay été forcé par les plus étonnantes séductions à rester auprès du roy de Prusse, qu'il m'a demandé au roy par son ministre, que je n'ay essuié ses persécutions que parce que j'ay voulu vous revoir et revenir dans ma patrie, que j'ay regardé Potsdam comme un village de France dans lequel j'ay achevé le siècle de Louis 14, que vous avez été traînée par des soldats pour l'œuvre de poésies de sa majesté prussienne et que je reste dans un hermitage sans me plaindre de personne. J'embrasse votre sœur et votre frère.

Or quel est ce Raveton? pui-je toujours me servir de drap pagnon! Ecrivez moy ma chère enfant, aimez moy, et faittes moy passer pour ce que je suis à peu près, pour le malade des hommes. Mais comptez aussi que je suis celui qui vous aime le plus tendrement.

Est il bien vray que madame Daurade soit grosse? J'aimerais fort un petit Daurade, mais dites à la mère qu'elle se conserve. Est il vray que Darget a remercié sa majesté prussienne? Vous avez sans doute écrit à mr Gaiot, c'était un devoir indispensable. Envoyez moy donc mes papiers et ces lettres qui doivent servir à ce que vous m'avez proposé.

V.