à Strasbourg 3 septbre [1753]
Je reçois ma chère enfant votre lettre du 27 aoust qui m'est probablement renvoiée par monsieur Gaiot. Je vous prie doresnavant de m'écrire sous le couvert de mr de Frenee, directeur général des postes, ou sous le nom de mr Darsin. Les lettres me seront rendues sur le champ, soit sous le nom de Darsin soit sous l'envelope de mr de Frenee. Mr Gaiot est à Plombieres. Je ne doute pas que vous ne luy aiez écrit pour le remercier de tous ses soins. J'ay toujours votre boete. J'attens une occasion. Je suis à la campagne. Je n'ai point osé aller au gouvernement sans billet. J'attens celuy de m. Bernard que vous m'avez promis. Venons à nos affaires. Vous ne me parlez point de votre santé. Elle est donc bonne. C'est là ma première affaire et je ne suis malheureux qu'à moitié.
Mon cœur est pénétré de tout ce que vous faittes. Je n'ay point dans mes tragédies d'héroïne comme vous. Moy ne vous point aimer! Mon enfant je vous adorerai jusqu'au tombeau. Je vous aime tant que je n'irai point dans ce châtau où il y a un tiers qui vous aime aussi: je deviens jaloux à mesure que je m'affaiblis ma chère enfant. Je voudrais être le seul qui eût le bonheur de vous foutre, et je voudrais àprésent n'avoir jamais eu que vos faveurs, et n'avoir déchargé qu'avec vous. Je bande en vous écrivant, et je baise mille fois vos beaux tétons et vos belles fesses. Eh bien direz vous que je ne vous aime pas! Pagnon serait bien étonné s'il lisait cela. Voylà de plaisants discours dirait il pour un malade! mais c'est un malade à qui vous rendez la vie par cy par là.
Je ne suis pas si content de l'imbécille abbé Godin que de vous. A qui en veut il? pourquoy plutôt dans un endroit que dans un autre? Le plat homme! Les deux grelots de Frémont me plaisent baucoup, ils feront d'ailleurs enrager Lemeri et le Sec.
En attendant voicy ce que je vais faire. J'ay achevé à peu près mon histoire de L'empire. Je tâcherai de la faire imprimer à Strasbourg. J'y aurai pour la perfectionner un secours que je n'aurais point ailleurs. Mr Sheffling, le meilleur professeur d'histoire, est à Strasbourg. Il est mon ami, il me vient voir tous les jours dans mon hermitage. Il m'aidera. Je suis bien loin de me promener dans l'Alzace et dans la Lorraine. Je ne songe qu'à profiter du peu de temps qui me reste pour travailler et pour vous aimer. Un moment perdu me paraît un siècle. Dieu mercy je n'ai rendu aucune visite, pas même à l'intendant. Il est venu souvent chez moy. Je renvoye mon monde sans façon en qualité de malade. Travailler et penser à vous, voilà ma vie. Au nom de notre amitié ma chère enfant, peignez moy à tout le monde comme mourant, vous ne mentirez guères, car je ne vis que quand votre idée me ressuscite.
Envoyez moy je vous prie la malle aux papiers par le premier roulier à l'adresse de mr de Frenee, et ne manquez pas d'y mettre touttes mes lettres. J'ay une besogne en tête que vous m'avez conseillée, qui est nécessaire, et que je veux faire en forme de lettres. Je tâcherai de rendre la chose sage, agréable, plaisante; et quoique mesurée je vous promets qu'elle couvrira d'opprobre dans la postérité ceux qui vous ont fait traîner par des soldats et qui prétendent à la gloire parce qu'ils ont été heureux. Je rappellerai dans ces lettres baucoup de faits qui seront d'ailleurs attestez par les originaux qui sont dans mes papiers. Soyez sûre que ce recueil sera un jour plus intéressant que celuy de Roussau. Je vous remettrai le tout fidèlement et vous le garderez comme mon testament après quoy je mourrai en paix. Pouriez vous mettre dans le coffre six assiettes et six couverts d'argent? Cela peut servir quoyque je ne sois pas homme à tenir table sans vous, comme vous faittes si guaiment. Je ne soupe plus, vous ne dinez pas. Voylà la plus grande de mes afflictions.
Je vous avoue que j'ay été bien affligé que vous ayez envoyé à Francfort la révocation de votre procuration. Elle est arrivée précisément dans le temps qu'on allait rendre l'argent. Votre révocation a tout gâté. On s'est prévalu de l'apparence de notre mésintelligence. C'est cent louis de perdus à la suitte de baucoup d'autres. Vous vous êtes trop pressée de croire vos pauvres parisiens qui croient connaitre l'Allemagne. C'est moy qui la connais. J'ay eu plusieurs conférences tête à tête avec L'Electeur palatin. Je vous réponds que j'étais mieux à Mayence, à Manheim, à Gotha que partout ailleurs. Je vous dirais d'autres choses qui vous émerveilleraient, mais je ne veux songer àprésent qu'à vous, à mon histoire de l'empire, à ces lettres, et dieu sait si après je ne ferai pas une tragédie. J'ay un sujet admirable, et le diable me bat. Laissez moy faire et que je vive.
Ce fou de Maupertui n'a donc pas imprimé l'apologie de ses géants et de l'art d'exalter son âme? Ce fou devient un sot. L'amour propre et l'eau de vie l'ont abruti. Adieu, aimez moy pour que je vive, mais parlez toujours de moy comme d'un mourant. Ce coquin de Cernin écrivait à sa sœur, il fait le malade à Francfort, et sa nièce fait semblant de le secourir en l'épuisant. Adieu, je vous recommande du Billon dans vos moments de loisir.
Je crois qu'il est de la plus grande importance que vous fassiez envoyer au roy de Prusse par myl. Marechal, la lettre où je traitte comme il faut l'impertinent auteur de la satire contre le roy de Prusse. Voici des vers qu'on m'envoie, ils méritent d'être connus. Adieu ma chère enfant.
V.
Ne dites à personne que je vais faire imprimer une histoire d'Allemagne.