1753-08-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant vous devez avoir reçu la lettre de mr Gervasi, qui vous aura mis au fait de l'état où je suis et de L'impossibilité d'aller à Plombieres.
J'ay écrit à mr Pagnon touchant la petite affaire de Sedan que vous m'avez recommandée. Mr Gaiot m'a rendu votre tabatière qu'on a retrouvée, je vous la renverray à la première occasion. Je suis àprésent dans une petite campagne auprès de Strasbourg. Vos lettres m'y seront exactement rendues. Me de Frenee qui a la direction des postes en aura un soin particulier. C'est elle qui m'a procuré la petite maison où je me suis mis au régime des racines et des cloportes. J'aurais été mieux à Gotha et chez L'Electeur palatin à Manheim, mais j'ay fait ce que vous avez voulu. Je crois vous avoir déjà fait les compliments de Mr de Lussé, de toutte la famille des Gaiots, et de tous ceux qui vous ont vue à Strasbourg. Vous avez dû voir que je n'ay point reçu les premières lettres que vous m'avez écrittes touchant la terre de Mr de Cedeville, et vous sentez je crois par ma dernière qu'il est impossible que j'aille me transplanter si loin, étant aussi malade que je le suis. D'ailleurs il se trouve par une singularité à la quelle je ne m'attendais pas que ce petit bien d'environ dix mille Livres de rente que je vous ay assuré, est précisément en Alzace, et qu'il y a quelques petites formalitez à observer, avant qu'on en soit en pleine possession et qu'on en jouisse commodément. C'est à quoy je travaille dans le loisir de ma retraitte. Malheur est bon à quelque chose. Les accidents qui m'ont amené sur les lieux servent au moins à arranger vos affaires.

Il est certain que mr Denis a écrit à mr Hericart. S'il y a conformité de nom entre ce mr Denis et vous, il n'y a pas certainement conformité de caractère. C'est en vérité le plus malhonête homme qui respire, comme le plus fou et en même temps un des plus heureux. Son plus grand talent est de mentir comme un laquais. Je suis persuadé que l'abbé Darcy ne vous en aura parlé qu'en conséquence des impostures que ce sicophante aura écrittes à mr Godin. Sirs de st Romain et Durand savaient tout ce qu'il dit sur leur compte, ils le ménageraient peutêtre moins. La veuve Garin en doit être moins contente que personne et je suis fâché pour Ericart qu'il compte sur un aussi malhonête homme. C'est à vous qui êtes sur les lieux ma chère enfant à voir comment on poura faire pour acheter la maison de Montrouge, malgré les oppositions de mr Denis. Je ne peux que soufrir tranquilement, et attendre ce qu'il plaira à la destinée de faire de moy et vous voyez combien peu je puis dans vos affaires de famille. Je suis donc forcé de vous prier de m'aider à rendre ma retraitte moins triste et plus occupée en m'envoyant la petite malle où sont mes papiers. Ayez la bonté d'y joindre les lettres que je vous ai écrites, afin que je consulte les dattes pour l'arrangement de nos affaires. Vous savez que les papiers que j'avais rassemblez ont été malheureusement brûlez. Ces lettres aideront ma mémoire, et me mettront en état de faire L'arrangement dont vous m'avez parlé. Cet arrangement est nécessaire absolument, afin qu'après ma mort on voye clair, et qu'il n'y ait point d'incertitude et d'embarras dans ma famille. Je n'ay autre chose à faire àprésent que de me préparer pour ma fin et pour La postérité. Votre amitié sera ma consolation et mon soutien jusqu'au moment qui finira une carrière plus connue que fortunée. Je vous embrasse tendrement.

V.