1753-08-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je reçois ma chère enfant votre lettre du onze aoust, et vous pouvez juger avec quelle consolation.
J'en avais un peu de besoin. Je suis arrivé assez malade comme je vous l'ay mandé. Je ne suis point sorti encor de mon auberge, de l'ours. J'y suis plus ours que l'enseigne. Mr de Lussé a eu la bonté de m'y venir voir. Le cardinal de Soubise a eu celle d'envoier savoir des nouvelles de ma santé, et de me permettre de l'aller voir à Saverne où il va aujourduy, et où j'irais en cas que je pusse me transporter à Plombieres, mais il est clair que les eaux ne valent rien pour un commencement d'idropisie. Mr Gervasi, que je reverray demain, vous écrira probablement ce qu'il pense de mon état. Vous serez mon premier médecin et mon premier ministre. Je ne sçai si vous connaissez monsieur l'abbé Dedie, frère de Mr le chevalier Dedie mon ancien ami. Il m'est venu voir, il est avec le cardinal de Soubise, il va à Saverne, il s'en retourne avec luy. Mais personne n'est plus à portée que vous de continuer ce que vous avez commencé, et je ne m'ouvre qu'à vous. J'aurais sans vous resté chez L'Electeur palatin. L'espérance de vous rejoindre m'a arraché à cette cour malgré tous les empressements qu'on m'a témoignez pour m'y retenir. Je suis donc revenu en France pour y chercher un exil! après vous avoir vue si indignement traittée à Francfort! c'en est trop! Il faut que vous sachiez que le Roy de Prusse a répondu à la ville de Francfort par sa chancellerie et par luy même. La lettre de la chancellerie n'est qu'une lettre vague de compliment; celle du roy est plus singulière. Il n'y aprouve ny ne désaprouve ses ministres, et il dit à la régence de Francfort qu'elle n'a rien à craindre de nos plaintes, que le Roy de France ne prendra pas notre party, attendu que je n'ay pas même la permission de rentrer en France pour plusieurs fautes que j'ay commises contre le roy mon maître. Il est bon encor que vous sachiez que la lettre que je vous écrivis de Mayence dans laquelle j'exposais votre conduitte généreuse et mon innocence dans quelque jour est publique en Europe. Je l'ay trouvée dans les mains de L'Electeur palatin. Il en était très touché, et il pensait sur toutte cette affaire ce que doit penser une âme noble et juste.

Dans cette position je ne crois pas qu'il convienne que j'aille en Normandie. Ce serait avoir l'air d'être exilé. Il ne faut donner ny cette satisfaction à ceux qui me persécutent, ny cette mortification à vous et à moy. Je serais assurément très heureux de passer quelques mois avec monsieur de Cideville. Mais passer par Paris ou auprès de Paris pour aller en Normandie, c'est assurément afficher l'exil, et voylà de ces occasions où il faut du moins sauver les apparences. Si je ne suis pas en état d'aller à Plombieres je ne suis pas en état de traverser la France pour aller auprès de Rouen passer l'hiver dans une campagne humide. Il vaut bien mieux rester quelque temps à Strasbourg entre les mains de Gervasi qui m'a déjà une fois sauvé la vie. Pendant ce temps là il serait facile d'obtenir que je vinsse passer l'hiver à Paris. Si le roy de Prusse a exigé que le roy parût d'abord me sacrifier à son injuste colère, mon séjour à Strasbourg tiendrait lieu de ce sacrifice, et tout s'arrangerait ensuitte sans compromettre personne. Ce plan me parait arrangé suivant l'exigence de ma triste santé et des tristes circonstances où je suis. Je vous supplie de l'agréer, et de le faire trouver bon aux personnes qui sont dans vos intérêts et dans les miens. Je vous demande encor une autre grâce, c'est de parler à Bernard, et de voir si monsieur le maréchal de Coigni voudrait permettre que je logeasse à Strasbourg dans son hôtel. J'y serais bien plus à mon aise que dans une auberge. Il me faut des logements un peu vastes où je puisse me promener et respirer, sans quoy je meurs de langueur.

La lettre que vous m'avez écritte à Plombieres m'y attend probablement. Je l'enverray retirer dans quelques jours, lors qu'il sera décidé que mon état me force de rester à Strasbourg. Peutêtre encor ne faudrait il pas désespérer que le roy touché de mon état me permît de venir chercher ma guérison auprès de vous; j'attendray avec résignation ma destinée. Je vous conjure ma chère enfant de marquer à mr de Cideville combien je suis sensible à ses offres, combien il en coûte à mon cœur de ne les pas accepter, mais en vérité cela m'est impossible. Si vous avez des choses particulières à me mander écrivez moy sous l'enveloppe de mr Gaiot. Vous luy devez d'ailleurs un petit remerciment de touttes les attentions qu'il a eues pour vous. Il a votre tabatière, j'espérais vous la rapporter. Ecrivez luy je vous en prie. Vous ne me parlez point de mr Dargental. Est il toujours à Pontoise? l'avez vous vu? Ne m'oubliez pas auprès de luy. Je vous avais donné une lettre pour luy. Dites luy au moins que je vous ay donné cette lettre si vous ne la luy avez pas rendue. Je ne veux pas qu'il me soupçonne de l'oublier. Au reste je n'écris qu'à vous ma chère enfant et d'ailleurs si j'écris un mot c'est pour des choses absolument nécessaires. Mes maux, et mon travail qui me console, me laissent peu d'intervales dans la journée, mais mon cœur est occupé de vous tout entier à touttes les heures.

V.