1753-08-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je suis encor ma chère enfant, le malade de L'électeur Palatin.
Sa campagne est délicieuse, sa société l'est d'avantage. Il y a icy de tout, et rien de trop. On m'a donné Alzire et Nanine. La trouppe des comédiens est assez passable. Vous m'avouerez qu'on ne peut mieux recevoir un autheur qu'en faisant jouer ses ouvrages. Je suis pourtant bien plus charmé de l'accueil qu'on fait icy à ma chétive personne que de celuy qu'on fait à mes chétifs enfans. Me voylà chez la duchesse de Balataria au sortir de la pénitence dans la montagne noire. Don Quichotte était bien comme moy chevalier de la triste figure, mais il avait de la santé et je n'en ay pas. Je dis toujours je partiray demain ou après demain, et tantôt la fièvre, tantôt Alzire me fait demeurer. Je ne sçai pas trop ce que je deviendray avec l'enflure de mes dois qui augmente quelquefois jusqu'à m'ôter tout le mouvement de la main, et qui ensuitte diminue tout d'un coup. Je trouve que ces alternatives de mes doits sont l'image de notre vie, et surtout de la mienne. Il y a un peu de différence entre la manière dont mr Frettag m'a reçu à Francfort, et celle dont L'électeur palatin daigne me recevoir. Je n'ay aucune nouvelle des brigands de Francfort, et j'oublierais pour jamais cette horreur si la part cruelle qu'on vous a donnée dans cette avanture inouie n'était pas toujours présente à mon cœur. Cette idée jointe aux douleurs continuelles du corps, empoisonne touttes les douceurs que je goûte icy. Il y a peu de plaisirs purs dans cette vie. Tout est mêlé. Le moment où je vous ay vue eût été le plus agréable de mes jours, et il est devenu le plus affreux. Quand vous rejoindrai-je? quand pourai-je finir tranquilement?

Je vais à Strasbourg et à Plombieres sur votre parole et sur celle de Monsieur de Richelieu, plus que sur L'ordre des médecins. Les eaux ne sont pas regardées comme un spécifique pour un commencement d'hidropisie.

Il ne me faudrait que le coin de mon feu et un lit commode où j'attendisse tout doucement la fin de touttes les misères humaines. Ma consolation sera de recevoir à Strasbourg de vos nouvelles. J'ay mandé qu'on m'y gardât les lettres qui pouraient venir pour moy. Je m'imagine que la cour sera revenue de Compiegne, que Mr Senac sera à Versailles, que vous pourez luy écrire un petit mot sur le commencement d'hidropisie. Vous savez que Rochebrune en est mort, et que j'ay quelques raisons de prétendre à son tempérament. Je vous avoueray que je crains de n'avoir pas le temps de faire certains arrangements nécessaires. On meurt au milieu de ses projets. Dieu veuille au moins que celuy de vous revoir et de vous embrasser ne soit pas prévenu par les trois fileuses que je vois toujours touttes prêtes à donner le dernier coup de ciseau au fil très minse de ma vie qui ne tient à rien.

Mille tendres compliments à votre famille et à vos amis. Adieu ma chère enfant. Je vous embrasse de mes mains potes.

On me retient encore icy jusqu'à mardy, on me donne Zaïre et L'indiscret. Le cinquième acte d'Alzire fut joué comme à Paris ces jours passez. Mon dieu si vous étiez icy nous ferions jouer la coquette. Sans la santé et sans vous il n'y a point de baux jours. Adieu.

V.