à Strasbourg le 15 aoust [1753] à l'ours noir
J'arrive en France avec des mains bien pottes, ma chère enfant.
Je n'ay point d'enflure de cœur, mais celle des doits est des plus rebondies. Il y a des intervalles, l'enflure va et vient, comme touttes les choses de ce monde. Les eaux de Visbad m'ont fait du mal. On prétend que les eaux de Plombieres m'en feront davantage. Cependant j'irai à Plombieres s'il le faut. Vous pouriez consulter sur cela monsieur Senac et mr de Baupré. Vous êtes d'ailleurs mon premier médecin, et je suivrai vos ordonnances. Je vais écrire un petit mot à mr de st Romain. Si on veut que j'aille à Plombieres, je m'y traineray quoyque j'aye baucoup plus besoin des médecins de Paris et surtout de vous, que des eaux qui sont contraires à mon mal. Je crois mrs de Baupré et Senac à Versailles. J'attendrai icy ce qu'on voudra faire de ma très faible et très malheureuse machine.
L'envie de vous revoir m'a arraché à la cour palatine où j'ay été reçu comme à Gotha. On ne peut avoir plus de pitié pour un malade ny plus de bonté pour un voiageur. J'en étais honteux. Mr Vincent, notre ministre en cette cour, en a été témoin et en a rendu compte.
On m'a mandé à Manheim que votre beau frère avait continué par raport à vos affaires comme il a commencé. Je suis bien fâché qu'il soit votre beaufrère. Il est universellement blâmé. Mais que sert l'approbation et le blâme? Les plus méchants et les plus condamnez sont souvent les plus accueillis. Ses noirceurs n'empêchent pas qu'il ne soit riche et accrédité. Nous vivrons sans luy et ce sera une consolation. Mais quand aurai-je donc le bonheur de vous revoir? Ce sera votre lettre qui en décidera. Je prendray ma route telle qu'elle me sera indiquée. Mais je vous prie d'informer mr Senac de mon état. Je suis dans mon lit dans une auberge. Ne pourai-je mourir au milieu de mes pénates et entre vos bras? Adieu ma chère enfant. Réglez ma destinée. Je vous embrasse comme je peux mais avec le cœur le plus tendre.
V.