à Plombieres 9 juillet [1754]
Mon cher et ancien ami quoyque chat échaudé ait la réputation de craindre l'eau froide, cependant j'ay risqué l'eau chaude.
Vous savez que j'aimerais bien mieux être auprès des naïades de Forges que de celles de Plombieres. Vous savez où je voudrais être et combien il m'eût été doux de mourir dans la patrie de Corneille et dans les bras de Mon cher Cideville. Mais je ne peux ny passer ny finir ma vie selon mes désirs. J'ay au moins auprès de moy àprésent une nièce qui me console en me parlant de vous. Nous ne faisons point de châtaux en Espagne, mais nous en faisons en Normandie. Nous imaginons que quelque jour nous pourions bien vous venir voir. Elle m'a parlé comme vous du poème de l'agriculture. C'était à vous à le faire et à dire
Pour moy, je dis nos dulcia linquimus arva, mais ne me dites point de mal des livres de Don Calmet.
D'ailleurs il y a cent personnes qui lisent l'histoire pour une qui lit les vers. Le goust de la poésie est le partage du petit nombre des élus. Nous sommes un petit troupeau et encor est il dispersé. Et puis je ne sçai si à mon âge il me siérait encor de chanter. Il me semble que j'aurais la voix un peu rauque, et pour qui chanter? deserti ad Strimonis undam?
Enfin je me suis vu contraint de songer sérieusement à cette histoire universelle dont on a imprimé des fragments si indignement défigurez. On m'a forcé à reprendre malgré moy un ouvrage que j'avais abandonné et qui méritait tous mes soins. Ce n'était pas les sèches annales de l'empire, c'était le tableau des siècles, c'était l'histoire de l'esprit humain. Il m'aurait fallu la patience d'un bénédictin et la plume d'un Bossuet. J'auray au moins la vérité d'un de Thou. Il n'importe guères où l'on vive pourvu qu'on vive pour les beaux arts: et l'histoire est la partie des belles lettres qui a le plus de partisans dans touts les pays.
Adieu mon cher amy, je vous aime bien plus que la poésie. made Denis vous fait mille compliments
V.