auprès de Strasbourg 30 aoust [1753]
1. Ma chère enfant je reçois votre lettre du 23, et je n'ay jamais reçu celle où il y avait un billet de Bernard.
Elle est probablement entre les mains de M. Gaiot à Plombieres. J'attends celle qui a couru jusqu'à Francfort et je suis toujours très inquiet sur votre santé. J'imagine que c'est ce mal qui vous prit à Mayence. Au nom de dieu laissez tout là, ayez soin de vous, que votre santé soit votre premier objet. Aller à Versailles et courir peut vous tuer. Vivez ma chère enfant, le reste est fort peu de chose.
2. Quand vous serez bien à votre aise, bien remise, envoyez moy ce billet de Bernard. J'en userai lors que je retournerai à la ville. Je suis en attendant dans une petite maison de campagne où je respire, mais c'est avec la courte haleine, loin de vous.
3. Je me repends toujours d'avoir quitté Manheim puisque vous voyez quel en est le fruit, mais je n'ay jamais imaginé que j'y dusse rester plus d'un mois, et quand j'y aurais fait un plus long séjour, il y a grande différence entre l'agrément de rester comme étranger dans une cour charmente et le danger de s'y établir.
Je ne sçai d'ailleurs s'il y a jamais eu un plus grand danger pour moy que celuy d'être en France dans les circomstances présentes.
Voicy à tout hazard un petit mot cy joint que vous pourez envoyer à mylord Maréchal. Il poura le faire tenir à son maitre (puis qu'un Anglais s'est donné ce maitre).
4. Si la persécution a augmenté, si on exige un sacrifice, je vous prie de me le mander sur le champ, ne me cachez rien, il faut du moins que j'aye le temps de repasser le Rhin. Je ne suis icy que sur la parole de Baupré et je suis acoutumé au beau billet qu'a la Chatre. Je n'ay point prisc ouleur encore, parce que je ne sçai quel jeu on joue, mais vous devez àprésent le savoir, et me dire si je dois ponter ou m'en aller. Je ne devine point, mais je dois me préparer à tout. Vous me parlez de modération ma chère enfant, c'est apparemment résignation que vous voulez dire. J'en ay, puisque je souffre l'exil, votre absence, la persécution, la maladie, des pertes et des contretemps de toutte espèce. Mais si vous êtes malade, ma patience est à bout.
Quelque chose qui arrive je vous conjure, ou de bien dire ou de bien écrire aux Garins, aux Frémonts, que c'est sur la confiance en leurs bontez, sur leur parole, que je me suis préparé depuis un an à revenir; que touttes vos lettres ont été ouvertes, que cette intelligence m'a attiré cent orages, qu'il fallait un ippocrife pour que je sortisse du palais d'Alcine, que Chazot n'a pu quiter qu'en se faisant traitter pendant six mois d'un abcez à la tête, qu'il n'avait point, que touttes mes querelles n'ont d'autre origine que le dessein de nous rejoindre, que Maupertui n'a jamais été qu'un prétexte, et si bien un prétexte que pour me retenir le maître de la maison m'envoya un écrit contre Maupertui, que la veille de mon départ il fit engager la comtesse de Benteimà me dépêcher de Berlin à Potsdam un courier à deux heures après minuit pour m'empêcher de partir, que je n'en partis que plutôt, et que me voylà sur les bords du Rhin.
Tout cela est vrai à la lettre, faittes usage de ses armes dans le combat. Voyez Senac pour vous et pour moy. Je vous soupçonne d'une perte, et je suis convaincu d'une enflure. Senac peut dire son mot, mais moy j'en voudrais un qui m'assurât au moins que je peux dormir en deçà du Rhin. Mandez moy de bonnes nouvelles de votre santé si vous voulez que je dorme, et dittes moy s'il faut faire mon lit à Strasbourg ou en Suisse. Il est dur d'être un si vieil oiseau et de n'avoir point de nid. Je suis sur de tristes branches. Je vous embrasse mille fois.
V.